“Terres rouges” (7): l’acte de naissance de la puissance économique luxembourgeoise

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C’est presque un devoir de mémoire, à l’heure où l’immédiateté relègue aux oubliettes beaucoup de leçons de l’histoire. Le septième ouvrage de la série “Terres rouges – Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise” vient de paraître. Il narre rien moins que le contexte qui a mené à la fondation de l’Arbed, en 1911. Arbed qui fut, pour ceux de plus en plus nombreux qui l’ignorent, à la base de la structuration de l’Etat luxembourgeois, de son économie, mais aussi de son système social et même de ses inclinations culturelles et sportives.

Arcelormittal vient de poser au Kirchberg la première pierre de son nouveau siège, ou plutôt d’en serrer symboliquement les premiers boulons. De l’Arbed elle-même ne subsistent aujourd’hui que deux lettres, mais aussi des souvenirs et des vestiges monumentaux, comme les friches industrielles ou le “château” de l’avenue de la Liberté, siège social majestueux qui devait laisser une impression de force et d’opulence. Aujourd’hui occupé par la Spuerkeess, l’ancien quartier général reste le marqueur d’une épopée industrielle unique. Mais c’est avant tout dans les mines et les usines que la pièce s’est jouée. Les Terres rouges, au sud du pays, ont tenu un rôle essentiel, mais elles ne constituent pas le seul théâtre de l’épopée sidérurgique du pays.

Cinq kilomètres de documents

Quand, en 2009, les Archives nationales héritent d’une partie des archives de l’Arbed, Josée Krips (directrice) et Charles Barthel (historien et conseiller scientifique) se disent qu’il serait bien d’exploiter ce fonds et d’en faire profiter le public. Nul engagement formel n’a été pris en ce sens, mais l’appétit des historiens grandit avec la dégustation de ce lot unique: le legs représente pas moins de 5 km de documents mis bout à bout. Ce sera le lancement de la collection “Terres rouges – Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise”. Avec une telle source, il y a matière à structurer, à rédiger. Pas moins de 7 ouvrages sont déjà parus, dont le dernier, qui évoque “Les forges du Bassin minier luxembourgeois sous le signe de la concentration dans l’industrie lourde en Allemagne wilhelmienne 1903/04-1911/12 (deuxième partie) et L’émergence de l’Arbed (1904/05 – 1913).” Un huitième livre est déjà en préparation.

L’historien Charles Barthel

À l’heure où on parle de “niches de souveraineté” pour expliquer et justifier l’assise de l’industrie financière, il est troublant de voir comment la principale industrie du pays s’est structurée un siècle plus tôt sur des principes de patriotisme économique. Les mécanismes sont différents, l’essence sémantique et affective pas tellement éloignée.

“Ce qui m’a le plus surpris en parcourant les archives, c’est l’impact du nationalisme et du chauvinisme sur la fondation de l’Arbed”, avoue Charles Barthel, qui a travaillé pendant 20 ans sur cet ouvrage. L’Arbed, ce sera la contraction de trois entités fusionnées: les Aciéries réunies de Burbach (Sarre), Eich (Luxembourg) et Dudelange. Simple comme une signature. À l’heure où émergent des colosses industriels comme les Thyssen ou Krupp, et où la concentration verticale et horizontale est synonyme de survie, il convient de regrouper les activités d’extraction, de charbon et d’acier, et leur exploitation, et de constituer des groupes aptes à affronter la concurrence. Une masse critique appréciable est nécessaire pour cela.

Spécialiste des cartels, Charles Barthel s’y entend pour analyser la mécanique des rapprochements et des ententes, officielles ou invisibles.

Des grandes familles à la manoeuvre

Des trois entités concernées, la plus importante est incontestablement Burbach, en Sarre. Elle est surtout aux mains de Belges, et notamment de grandes familles arlonaises, comme les Tesch, les Berger, les Castilhon, les Barbanson… mais aussi, par mariage, les Nothomb, descendants de Jean-Baptiste, révolutionnaire pétangeois, un des fondateurs de la Belgique. À la charnière des XIXe et XXe siècles, la séparation en 1839 de l’Arelerland d’avec le Grand-Duché n’a pas encore été intégrée, ni digérée. Victor Tesch, ministre de la Justice en Belgique, qui amena le chemin de fer vers le Sud, reste partisan de l’union des deux territoires. Rien d’étonnant, donc, à ce que ces histoires se mêlent et s’entremêlent.

Côté grand-ducal, on retrouve les noms d’autres grands capitaines d’industrie: les Metz, Mayrisch, Funck, François… Dans ces grandes familles où l’on choisit de se marier entre soi, et où l’on habite dans des châteaux, c’est une quasi-aristocratie bourgeoise qui prévaut, et qui contribue à empêcher la dispersion des patrimoines. Par exemple, Emile Metz, ingénieur de formation, est l’époux d’Edmée Tesch, fille de Victor. D’autres unions entre les deux familles ont précédé celle-là.

“L’arbre généalogique de la grande famille de l’Arbed”, tel que l’a nommé Charles Barthel, jette un éclairage très parlant sur ces communions d’intérêts financiers et familiaux, et permet de replacer dans leur époque des personnages qui sont aujourd’hui essentiellement connus comme des noms de rues ou de places, des deux côtés de la frontière.

À faire trembler l’administration prussienne

À Burbach, les innombrables tracasserie prussiennes compliquent la vie des maîtres de forges étrangers, qui affichent en outre dans leur actionnariat une présence minoritaire française apte à réveiller des haines tenaces depuis la guerre de 1870. “Mon sentiment, c’est qu’en acceptant d’entrer dans une entente, et de former l’Arbed, les Belges de Burbach ont tenté de se camoufler derrière une raison sociale luxembourgeoise”, relève Charles Barthel.

La décision de fusionner étant prise, où installer en effet le siège de la nouvelle entité? La taille de Burbach plaide pour un ancrage sarrois, puisqu’à elle seule, elle représente autant que Dudelange et Eich réunies. “C’est Mayrisch qui a empêché que ce soit Burbach, explique Charles Barthel. Cela aura pourtant coûté plus cher d’établir la société à Dudelange, localité qu’il a imposée, au grand dam de l’administration prussienne. L’affaire a fait des vagues jusqu’à Berlin. C’est un nationalisme, ou plutôt un patriotisme luxembourgeois, qui a prévalu dans ce choix.”

Bien sûr, ne nous leurrons pas: la finalité de tous les mouvements restera économique. Les acteurs étaient guidés avant tout par leur intérêt financier. L’évolution du groupe sidérurgique luxembourgeois ne leur donnera pas tort. Les auteurs du livre ont compilé toutes les sources en leur possession, des actes très officiels aux courriers très personnels, pour retracer cette épopée du début du XXe siècle, n’épargnant pas à certains acteurs des descriptions sans concession.

L’héritage des ingénieurs

“Aux lecteurs ingénieurs, ce livre raconte bien comment leurs lointains confrères se sont débrouillés pour trouver des solutions à des problèmes aigus, comment ils ont pu se démener à la tête de ces industries, évoque Charles Barthel. Ce qu’ils verront aussi, c’est qu’il existait déjà deux types de leaders à l’époque: les hésitants et frileux, et ceux comme Emile Mayrisch qui allaient droit devant, au risque d’adopter une mauvaise technologie et de faire une mauvaise installation, quitte à perdre pas mal de capitaux, mais qui jamais n’abandonnaient l’objectif du succès de leurs entreprises”.

C’est aussi l’évocation d’une époque de haute conjoncture où, malgré des crises occasionnelles, rien ne semblait devoir contrarier l’industrie lourde, dopée par les guerres, stimulées par les paix et les reconstructions.

L’ouvrage “Terres Rouges – Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise – Les forges du Bassin minier luxembourgeois sous le signe de la concentration dans l’industrie lourde en Allemagne wilhelmienne 1903/04-1911/12 (deuxième partie) et L’émergence de l’Arbed (1904/05 – 1913)” a été tiré à 700 exemplaires, avec le soutien d’ArcelorMittal et du ministère de la Culture. Il est en vente pour le prix de 40 euros aux Archives nationales, Plateau du Saint-Esprit à Luxembourg.

Trois volumes à télécharger

D’autres numéros sont encore disponibles à la vente. En outre, les trois premiers volumes de la série “Terres rouges – Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise” sont proposés en téléchargement gratuit sur le site des Archives nationales, ou en cliquant sur les liens suivants:

Volume 3

Volume 2

Volume 1

Bonnes lectures d’été!