Elle a marqué de sa griffe la construction de la Bibliothèque nationale, au Kirchberg. Pourtant, Martine Schummer aime alterner les grands défis avec les plus petits projets. Ce sont eux qui permettent de stimuler la créativité, d’essayer de nouvelles techniques, de se mettre à l’épreuve des défis du développement durable. La conception de la nouvelle crèche de Roodt-sur-Syre s’inscrit dans cette dynamique. Local, durable, orienté vers une nouvelle génération, le projet s’inscrit dans ce virage environnemental vertueux que les ingénieurs doivent contribuer à négocier.
Martine Schummer est née à Bonn, par un curieux destin qui a fait que son père… ingénieur était dépêché par un bureau d’études dans la capitale de la République fédérale pour la construction du métro. Pourtant, c’est du côté de sa mère institutrice que semblait pencher son avenir professionnel. Mais la porosité entre l’école et la famille l’ont plutôt décidée à tracer une voie bien distincte. “Et puis, le domaine de l’ingénierie n’avait rien de mystérieux ou d’inconnu pour moi. Mon père m’avait emmenée visiter beaucoup de chantiers, et ça m’a toujours plu. Au lycée, j’étais nettement meilleure en mathématiques qu’en dessin. Ingénieure plutôt qu’architecte: le choix s’imposait naturellement. ”
Fascinée par les gratte-ciel et les ponts
Fascinée par les grandes constructions, comme les gratte-ciel de New York, ou ses ponts gigantesques, elle choisit la filière allemande et Karlsruhe pour se former. Elle passera aussi un an dans l’Orégon (USA), histoire de découvrir les techniques américaines, comme les structures en bois… et les normes antisismiques. Elle est diplômée ingénieure en génie civil en 2003.
Femme parmi les hommes? Le métier reste alors fort masculin, bien que les femmes y entrent en force. “A l’université, nous étions déjà un tiers de femmes. Moi, ça ne m’a jamais dérangée d’évoluer avec des hommes, ni d’être en concurrence avec eux. Je ne suis, en général, pas partisane des quotas. La féminisation de la profession est, naturellement, bien engagée; et j’ai l’impression que l’orientation vers le développement durable va encore l’amplifier.” Quand elle est recrutée par Schroeder & Associés, elle est seulement la deuxième femme ingénieure employée par la société. “Aujourd’hui, nous sommes 50 femmes sur 170 ingénieurs, soit 29,4%: une belle progression!”
Le bois, matériau de transition
Si Martine Schummer a opté pour un grand cabinet, c’est parce qu’elle visait un peu plus que des calculs de maisons individuelles… Elle sera comblée quand Schroeder & Associés se voit confier le projet de la Bibliothèque nationale, au Kirchberg, par le jeu des soumissions publiques. Avec sa collègue Lynn Lecorsais, la voilà donc interface entre le réel et les esquisses du cabinet d’architectes allemand Bohles-Wilson. “Pour schématiser le processus, l’architecte vient avec son projet, et nous essayons de voir si c’est constructible. Les plus belles collaborations sont celles où on discute beaucoup tous ensemble, sur base des premières esquisses et réflexions de l’architecte, et où les ingénieurs viennent avec des solutions. Le chantier de la Bibliothèque nationale en était incontestablement une.”
Ce qu’elle en retiendra, c’est une toiture en bois… pourtant guère visible, faite de poutres primaires, secondaires, tertiaires… L’intérieur, aussi, fait la part belle au matériau naturel. “Le bois est revenu en force, c’est bien, c’est un produit local, et il donne une ambiance chaude dans les intérieurs, sourit Martine Schummer. A cause de notre climat humide et des ressources minérales disponibles, nous n’avons pas un grand historique de constructions en bois, au Luxembourg. Pourtant, aujourd’hui, les techniques récentes permettent de réaliser des bâtiments à faible empreinte environnementale, qui sont faits pour durer; il y en a d’ailleurs de plus en plus. Le défi actuel est de trouver des solution pour que ce matériau reste abordable, malgré la crise. Dans des projets locaux, on essaie de voir avec les communes, par exemple, comment utiliser leur propre bois.”
Roodt-sur-Syre: construire différemment
Avec la crèche de Roodt-sur-Syre, Martine Schummer revient donc à quelque chose de moins pharaonique… encore que: le bâtiment doit pouvoir accueillir 93 enfants âgés d’entre trois mois et quatre ans. “L’ambition de la commune de Betzdorf était de construire différemment. Avec le bureau d’architecture allemand ZRS, elle a imaginé de se démarquer des anciens modes de construction: il fallait édifier une structure durable et écologique.” Le bois et l’argile donneront tout son caractère à la construction. Locaux et durables, démontables à terme, circulaires, les matériaux s’inscrivent bien dans la logique vertueuse d’aujourd’hui. Le projet pilote est soutenu et suivi de près par le ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable. Le bureau d’architecture luxembourgeois Valente est aussi à la manoeuvre.
“Nous avons déconstruit trois bâtiments proches: un café, une école et une maison, explique Martine Schummer. Nous en avons récupéré du parquet, des planches, des pierres naturelles…” Balbutiements du circulaire: les matériaux récupérés restent finalement plus chers que du neuf. “C’est une incitation très claire à développer des plateformes d’échanges”, note l’ingénieure. Le gros œuvre a été lancé ce mois-ci. Les techniques ne sont pas, à proprement parler, révolutionnaires, puisque Martine Schummer les a étudiées à l’université. C’est leur concentration et leur addition qui impriment une dynamique verte. Par exemple, le bois sera utilisé au maximum des possibilités, avec des poteaux et poutres de lamellé-collé en hêtre et des cloisons en bois de la même essence provenant des forêts communales de Betzdorf. “Si nombre de procédés et matériaux étaient connus, c’est surtout le métier qui a changé depuis ma sortie des études, constate Martine Schummer. Il faut être beaucoup plus flexible, ouvert à énormément de choses. On doit s’informer en permanence, dans les revues, dans les salons. Prenons les ciments, par exemple: certains rejettent une quantité importante de dyoxide de carbone alors que d’autres bénéficient d’une empreinte carbone plus faible. Il faut donc faire un choix. Le prix des matériaux flambe? Il faut y voir une incitation à se montrer plus économe, plus rationnel, à bien encadrer l’emploi de la matière.”
Les mains dans l’argile
Utilisation pilote dans un projet pilote, la part de l’argile dans le projet sera particulièrement suivie. Récoltée sur le chantier du Centre d’incendie et de secours de Mensdorf, elle a été testée et déclarée bonne pour le service. Elle servira à confectionner les blocs constituant les parois des murs non porteurs. Dotée de vertus absorbantes, cette matière permet de faire l’économie d’une ventilation mécanique. Des mortiers en argile serviront à l’assemblage, et permettront un futur démontage: c’est cela l’esprit du développement durable et de l’économie circulaire. La crèche se voulant “la plus saine du Luxembourg”, aucune analyse n’est épargnée aux matériaux pour s’assurer que les substances utilisées ne présentent pas d’inconvénients.
Imprégnée par ce projet unique, Martine Schummer y voit aussi une évolution naturelle de son métier d’ingénieure: “Il faut faire preuve de beaucoup plus d’adaptabilité. Nous ne passons plus la totalité de notre temps de travail dans un bureau, à faire des calculs: il y a des réunions, des séances de co-création, on communique beaucoup plus, particulièrement dans les projets en BIM (Building information modeling)… C’est stressant aussi. Les pressions sur les délais de construction ajoutent à ce climat. Je pense que la préfabrication et la modularité vont devenir de plus en plus importantes. Parallèlement, les logiciels de travail deviennent de plus en plus performants et tendent à nous simplifier la vie, mais il faut rester vigilant dans l’interprétation des résultats et tout le monde n’est pas nécessairement convaincu ni conquis par les avancées en conception 3D.”
Et les femmes?
Et les femmes? “Il y en a de plus en plus en génie civil; ça augmente progressivement. Je constate juste que les spécialités réputées plus “techniques” ont mis plus de temps à attirer les candidates. Laissons faire les choses: chez les architectes, les femmes sont déjà majoritaires. Il faut encourager les futures ingénieures potentielles, leur montrer ce qui existe, leur expliquer qu’elles s’engageront dans un métier intellectuel, mais aussi social. Parce qu’il faut savoir discuter, avec les clients, les architectes, les entrepreneurs et les ouvriers, notamment, et être capable aussi de s’imposer. C’est vraiment un boulot varié, qui permet de contempler le résultat de son travail. Oui, on peut faire le tour du pays, montrer certaines choses et dire: “J’ai contribué à cette construction, j’ai participé à ce projet””.