Daniel Salvatore Schiffer, un rien gandin à la ville comme il se doit pour ce spécialiste du dandysme, est philosophe et essayiste. Il enseigne la philosophie de l’art à l’Ecole supérieure de l’Académie royale des beaux-arts de Liège. En 2019, à l’occasion de la célébration du 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, il a publié aux Editions Erick Bonnier Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’ange incarné. Pour Da Vinci News, il revient sur ce personnage qu’il définit comme un « être total » car il unit « l’art et le génie scientifique et technique ». Entretien.
Pour commencer, un mot sur l’ingénieur Léonard de Vinci…
Daniel Salvatore Schiffer : « L’ingénieur occupe une place très importante dans l’œuvre de Léonard de Vinci. Certes, nombreux sont ceux qui croient qu’il était surtout un peintre car tout le monde connaît la Joconde, la Sainte Anne ou la Dame à l’hermine. Et il est vrai que, au regard de la connaissance, de Vinci plaçait la peinture au-dessus de tout. Il disait ainsi que la peinture est le reflet de Dieu, car le peintre construit son monde comme Dieu a créé le monde.
Surtout, Léonard de Vinci est ce que l’historien français Michelet appelait un génie universel. Pourquoi ? Parce que l’art est une des facettes de Léonard de Vinci. Il faut savoir que sa figure géométrique préférée était le prisme. Il a d’ailleurs une connaissance prismatique, c’est-à-dire que chaque facette se reflète dans l’autre. Ce prisme forme un tout avec toujours la présence d’une pointe, la peinture.
Mais effectivement, avant Léonard le peintre, il y a Léonard l’ingénieur comme il y a Léonard l’anatomiste – le plus grand anatomiste du XVIIe siècle, William Harvey, lorsqu’il voit ses planches et notamment celle d’un fœtus dans le ventre d’une femme, est absolument sidéré -, ou comme il y a Léonard le mathématicien.
Il a été un grand ingénieur notamment pour deux princes. Le duc de Milan, Ludovic Sforza et César Borgia.
Ludovic Sforza est connu pour ses fêtes. Pour lui, Léonard de Vinci se transforme en metteur en scène extraordinaire et invente des mécanismes, des pantins mécaniques pour des fêtes absolument somptueuses.
Il a aussi été invité à la cour de César Borgia. C’est là qu’il a fait ses plus grandes constructions d’ingénieur. Il a notamment construit des ponts, des ponts-levis et des machines de guerre. Même s’il était un grand pacifiste, il a repris à son compte le dicton romain si vis pacem, para bellum, « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Afin d’avoir la paix et ne pas avoir à répondre à des attaques, Léonard de Vinci a construit pour César Borgia des armes extrêmement sophistiquées tels que des canons, des fusils, des catapultes, des lances… Mais il a aussi détourné, par exemple, des cours d’eau afin d’empêcher d’éventuels ennemis de s’approcher trop près des fortifications.
En fait, Léonard de Vinci était ingénieur, mais aussi architecte. C’est peut-être ce qu’on connaît le moins chez lui. Il a ainsi en tant qu’ingénieur architecte construit le superbe escalier central du château de Chambord qui est un escalier à double révolution.
Il est également l’inventeur du parachute, du scaphandre et de ce qu’on peut appeler le premier avion, car Léonard de Vinci était fasciné par le vol des oiseaux et rêvait que les hommes puissent un jour voler. Son côté ingénieur est une facette technologique extrêmement importante. Et il est d’autant plus grand ingénieur qu’il était grand mathématicien. Il était ami du plus grand mathématicien de l’époque, Luca Pacioli. La mathématique et la géométrie l’ont fortement aidé dans ses réalisations techniques d’ingénieur et d’architecte. Il a vécu les trois dernières années de sa vie en France, à Chambord, perclus de rhumatisme. Il ne pouvait plus ni dessiner ni peindre. Il s’est alors adonné à des inventions mathématiques, architecturales et donc d’ingénieur. »
Vous écrivez que Léonard de Vinci explore la synthèse des arts et des hommes. Est-ce en cela que vous le définissez comme un être total ?
Daniel Salvatore Schiffer : « Un être total, un génie universel, car il a effectué une synthèse entre les arts, les sciences mais aussi la médecine. Il est vraiment l’emblème, l’allégorie de l’humanisme. Il est un humaniste dans toute sa splendeur car il veut mettre l’humain au centre du monde. Et le dessin qui exprime le mieux cela, c’est le fameux Homme de Vitruve. On voit un homme au centre d’un cercle qui représente la terre qui est, elle, à peu près au centre d’un carré censé représenter l’univers. Ce qui caractérise la Renaissance, c’est le passage du théocentrisme médiéval où Dieu était au centre du monde à l’anthropocentrisme où l’homme est au centre du monde. C’est cette place-là que représente cette figure allégorique qu’est l’Homme de Vitruve.
Tout le monde parle de l’Homme de Vitruve mais qui était Vitruve ? Eh bien, Vitruvius était l’architecte en chef de l’empereur Auguste à Rome. Lequel lui avait demandé de construire des palais géométriquement parfaits. Léonard de Vinci, sous l’influence de son ami mathématicien Pacioli, a voulu reproduire sur le corps humain la même perfection que Vitruve en architecture. Et donc l’Homme de Vitruve, c’est l’application sur le corps humain de la perfection géométrique et architecturale de Vitruve. Léonard de Vinci a toujours cherché la perfection, le nombre d’or. Il l’applique sur le corps humain, et là, on voit encore son côté ingénieur avec ce qu’il appelle la proportion divine. »
Vous dites également que ses inventions techniques et esthétiques en font un lointain précurseur des impressionnistes, de Raphaël et des symbolistes. Pourquoi ?
Daniel Salvatore Schiffer : « L’humanisme de la renaissance dont Léonard de Vinci est la figure de proue, préfigure, et là on voit le lien entre les arts et les sciences humaines et les sciences appliquées et les sciences exactes, les encyclopédistes du XVIIIe siècle, c’est-à-dire un savoir total. Cette Encyclopédie, le premier grand dictionnaire de l’humanité, est fortement influencée par ce savoir prismatique, global de Léonard de Vinci. Il anticipe le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Il anticipe en quelque sorte la modernité car en peinture, il invente le sfumato, la « nuance » en italien. Le sfumato est ce qui donnera naissance aux impressionnistes. Pour être exact, le sfumato, Léonard de Vinci l’importe des peintres primitifs flamands, mais il va encore plus loin puisqu’il invente aussi le clair-obscur. Le premier clair-obscur, c’est son Saint Jean-Baptiste, une figure androgyne qui se détache de façon très claire d’un arrière-plan sombre. Il le peint un siècle avant Caravage qui est connu pour l’emploi appuyé du clair-obscur ! Il invente tout ! C’est un précurseur et c’est la raison pour laquelle Michelet l’appelle un génie universel, car il brasse les différents champs du savoir. Avec eux il y a, comme dirait Michel Foucault, une coupure épistémologique. En cela, il est très moderne. »
Justement, Léonard de Vinci est végétarien. Vous le définissez aussi comme un proto-dandy. Des figures très contemporaines, très « modernes », non ?
Daniel Salvatore Schiffer : « Il est végétarien, car il disait qu’il ne voulait pas manger ses compères. Tout jeune, il achetait des oiseaux en cage sur les marchés pour les libérer.
C’était aussi un homme élégant physiquement et qui s’habillait très bien. Il aimait aussi les étoffes, les beaux habits. Il était effectivement un dandy avant la lettre. Il soignait beaucoup son apparence. Il était grand, très grand ce qui, à l’époque, était rare. Il était imberbe presque féminin d’où le côté androgyne de beaucoup de ses peintures. C’était aussi un humaniste même par rapport aux animaux qu’il adorait. En cela, il est très moderne. »
A la fin de voter livre, vous lancez un appel à un nouvel humanisme esthétique. Qu’entendez-vous par là ?
Daniel Salvatore Schiffer : « C’est très important pour moi. Je suis, aujourd’hui, très frappé par le fait que notre société rétrograde au lieu de progresser. Comme les Encyclopédistes, je suis un homme du progrès et je trouve que notre société actuelle recule par un manque de liberté flagrant. Nos libertés individuelles sont de plus en plus effacées, menacées sous prétexte d’une crise sanitaire. Je ne nie pas le virus et sa réalité mais je ne voudrais pas qu’il serve d’alibi à nos politiques pour instaurer une société de plus en plus totalitaire. Nous ne faisons plus suffisamment la part des choses. Léonard de Vinci incarne cet esprit d’humanisme, de tolérance – y compris en matière religieuse – que je ne vois plus aujourd’hui. Je suis très nostalgique de cet humanisme de la Renaissance et des Lumières et donc j’appelle dans le dernier chapitre de mon livre à un retour en faveur des grands principes universels comme la liberté, la tolérance, la justice. Je me réclame de cet esprit d’humanisme que nous retrouvons chez Léonard de Vinci mais aussi chez Erasme, Thomas More ou Pic de la Mirandole. Tous des grands esprits universels.
Ce que je prône, c’est un universalisme qui respecte les particularités des peuples et des individus. Mon manifeste c’est un appel à un nouveau type d’humanisme qui fasse la synthèse entre l’humanisme de la Renaissance et l’époque moderne et contemporaine. Notre époque manque d’ouverture, de créativité, de tolérance. Je trouve catastrophique qu’on ferme la culture alors qu’on laisse ouvert les supermarchés. La culture, l’esprit et l’intelligence sont mise à mal sous prétexte de crise sanitaire. C’est le sujet de mon prochain livre qui s’appelle Le meilleur des mondes possibles. Critique de la gestion de la crise sanitaire. Il est écrit par Luc Ferry, Robert Redeker, Elsa Godart, prix des Savoirs 2020 pour son essai Ethique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge, et moi-même. Il paraitra en mars ou avril. »