Présenté par Christian Zeyen, administrateur de l’association des Ingénieurs et Scientifiques du Luxembourg, le professeur Franck Leprévost (Uni du Luxembourg) a partagé devant nos membres sa vision sur le monde académique et l’évolution du classement mondial des universités. Entre le déclin américain qu’il décrit et la montée de l’Asie, comment les institutions européennes peuvent-elles se positionner?
“Classements des universités, concurrence académique mondiale et géopolitique à l’heure du wokisme“, la synthèse de l’auteur:
Résumé : dans cette conférence j’ai, d’une part, partagé des constats et une analyse sur l’évolution des classements internationaux des universités, et de ce qu’ils disent du dynamisme intellectuel des nations, et, d’autre part, ai repositionné, avec urgence, la question du sens, de la mission des universités, et des défis contemporains de ses dirigeants à l’heure de l’emprise grandissante d’un redoutable wokisme sur l’Occident et sur ses institutions académiques.
Ces deux parties de l’exposé, illustrées de citations d’écrivains et penseurs (Albert Camus, Régis Debray, Philip Roth, Paul Valéry notamment) se sont articulées autour de sept points.
Tout d’abord, j’ai donné un rapide compte-rendu de l’évolution du monde académique du Moyen-Âge au « court » vingtième siècle (allant de 1914 et la première guerre mondiale à la chute de l’URSS en 1991). J’ai montré l’impact des évènements historiques, ayant marqué le XXème siècle, sur le déplacement du centre de gravité académique mondial, qui est passé de l’Europe aux États-Unis.
Le deuxième point prend son ancrage dans les décennies qui ont suivi la chute de l’URSS. En s’appuyant sur mon ouvrage Universités et civilisations (paru chez ISTE), j’ai montré la prédominance, encore en 2021, de la part des universités américaines et occidentales dans le top 20 et top 200 des principaux classements internationaux des universités, dont le fameux classement de Shanghai. Cependant les conditions, financières notamment, ayant permis cette prédominance, se sont érodées au cours des dernières décennies. En outre, on observe que le monde post-1991 n’est pas apaisé ni unipolaire, mais est marqué par des tensions croissantes, notamment entre la Chine et les USA, et par d’autres aux origines plus profondes comme l’a anticipé Huntington dès 1996.
J’ai alors montré, chiffres à l’appui, que la part relative des États-Unis et de l’Occident dans les classements internationaux des universités, avait décru dans des proportions importantes dans le top 200 et dans le top 1000, entre 2003 et aujourd’hui. La photo de l’année 2021 du top 20 et du top 200 ne doit pas cacher la dynamique observée sur la durée.
Le troisième point de l’exposé a été d’anticiper, en se basant sur cette dynamique observée et sur les conditions qui l’ont rendue possible, la trajectoire du « cerveau académique ». Il passe en Chine. Les universités ayant un rôle civilisationnel, la civilisation occidentale a un besoin crucial de l’engagement des universités d’Europe continentale, a fortiori depuis le Brexit. Deux raisons, au-delà du seul aspect de la baisse des moyens financiers et de l’évolution des modèles économiques des universités occidentales, expliquent le déclin observé. Elles sont symétriques l’une de l’autre dans le sens suivant : d’une part, celles dues à des choix politiques, sur lesquelles s’alignent les universités, d’autre part, celles initiées par des universités et leurs dirigeants, et sur lesquelles s’alignent les politiques (ou le politique).
Le quatrième point a décrit les raisons émanant du politique, notamment en Europe, et les pistes pour y remédier. Il s’agit premièrement de défendre et transmettre avec fierté notre civilisation européenne et son histoire, deuxièmement de restaurer la protection de technologies et d’industries souveraines en Europe, troisièmement d’entreprendre ces chantiers en ayant conscience du réel, notamment du nomadisme des personnes et des technologies alors que la population mondiale va passer de 7,6 milliards d’individus aujourd’hui à 11 milliards en 2100.
Dans ce registre, les universités de classe mondiales en Europe ont un rôle crucial à jouer. J’ai donné dans la quatrième partie les critères caractérisant une telle université de classe mondiale, et donné la « to do » list de ce qu’une telle institution devrait faire. L’emploi du conditionnel « devrait » est à dessein. En effet, la vague déferlante du wokisme sur les universités américaines d’abord, anglo-saxonnes ensuite puis à l’ensemble du monde occidental aujourd’hui, repose avec urgence la question de la mission des universités et de la responsabilité de leurs dirigeants en Occident.
Dans la sixième et avant-dernière partie, j’ai décrit ce qu’est le wokisme. J’ai expliqué l’impact délétère et destructeur de cette idéologie en donnant des exemples concrets pris aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et en France. J’ai rappelé l’analyse donnée par l’écrivain français Romain Gary d’une part, et sur les travaux de Jon Haidt, professeur à la NY University d’autre part, et qui expliquent en grande partie comment cette doctrine a pu s’implanter et prendre des proportions pareilles. Parmi les dangers auxquels vont faire face les universités occidentales, je place le wokisme en tête. La raison de cette prééminence est simple : cette idéologie conduit à une glaciation de la pensée.
Dans la dernière partie, j’ai dit ce que devait être, selon moi, une université européenne. Tout d’abord, elle n’a plus à chercher de modèle outre-Atlantique auprès d’universités prises en otage par cette idéologie woke, mais à forger, depuis l’Europe, un modèle basé sur les lumières, la rationalité et l’universalisme. Ces mots sont porteurs de sens opérationnel. J’ai donné l’axe qui guide, selon moi, ce que sont les missions de l’université, ce qu’elles ne sont pas, et donc ce à quoi un dirigeant d’université doit consacrer son temps, pour, avec Camus, « empêcher que le monde se défasse ».
Franck Leprévost