Poisson et salade: le projet du Fësch Haff préface l’agriculture de demain

Le projet est né d’une rencontre: celle de l’Américain Manuel Arrillaga et du Luxembourgeois Daryl Fuchs. Le premier est ingénieur biomédical et spécialiste en science des matériaux. Le second, un autre ingénieur passionné par les développements scientifiques. Manuel s’est formé aux USA, tandis que Daryl suivait le chemin très classique d’Aix-la-Chapelle pour ses études d’ingénieur, avec un bachelor dédié aux matériaux scientifiques. Sa passion pour les matériaux ultralégers et l’aérospatiale le mène vers un master à l’université d’Augsbourg, en Bavière, où il rencontre son futur associé.

Manuel avait travaillé dans le secteur de la finance, à New York. Mais il s’est réorienté vers la science, avec une spécialisation dans les biomatériaux, et ses pas académiques l’ont conduit en Allemagne. Entre les deux étudiants, une amitié naît autour de quelques bières et d’une idée: et pourquoi pas se lancer dans l’élevage de scampis? « C’était l’étincelle du démarrage de notre projet », sourit Daryl. Etrange idée? « Pas tellement, dans la mesure où beaucoup de fermiers allemands sont engagés dans cette diversification, abandonnant la filière porcine », explique-t-il. « Beaucoup des crevettes ou scampis que nous mangeons en Europe viennent d’Asie, ce qui est critiquable en termes de développement durable. Ces crustacés ne sont pas élevés dans des conditions très écologiques: par exemple, on les sature d’antibiotiques.

L’aquaponie, circuit vertueux de production

« Après quelques clics sur internet et un peu de recherche, le homard d’eau douce a plutôt retenu notre attention, explique Daryl Fuchs. Et nous nous sommes familiarisés à cette technique d’élevage nommée l’aquaponie, que Manuel avait découverte pendant ses études. On combine l’aquaculture du homard à la récupération de l’eau souillée par les déjections du crustacé qui sert à faire pousser des plantes. En travaillant en circuit fermé, on obtient un modèle assez vertueux. Dans les chambres d’étudiants, on avait tous un système classique d’aquarium avec des plantes pour filtrer l’eau: c’est le même principe. On nourrit les poissons, leurs déjections sont recyclées à travers un jardin hydroponique qui produit un substrat très riche en bactéries. Ces bactéries, déposées sur les pierres sur lesquelles reposent les plantes, convertissent les déchets des poissons en nourriture. L’eau épurée par les racines des plantes retourne ensuite dans le bac à poissons. Et le cycle se répète indéfiniment. »

Le modèle: un aquarium d’étudiant

Au Luxembourg, une production agricole dérisoire

« Alors que nous faisions des petites expériences avec ces bacs, un peu comme tout le monde, la pandémie de Covid-19 a éclaté. Les gens devenaient dingues. A voir la pénurie dans les magasins, on s’est dit qu’on pouvait cultiver beaucoup de choses à la maison. C’est vrai que la crise a changé la façon de penser de beaucoup de monde. Nous nous sommes penchés sur le cas du Luxembourg, qui produisait alors 5% de ses besoins en produits agricoles, et moins d’1% de ses besoins en poisson! On s’est dit qu’il y avait matière à développer une production locale vertueuse. J’ai appelé le ministère de l’Agriculture pour savoir si des expériences étaient en développement, et quelles étaient les possibilités administratives et légales de mener à bien un tel projet. D’expérience, je savais que les dédales administratifs peuvent être assez dissuasifs au Grand-Duché. »

« En fait, l’administration des services techniques de l’agriculture a vraiment aimé l’idée. On s’est mis à table … et nous avons reçu de l’aide pour construire un projet à Machtum en 2021: une ferme d’intérieur complète pour élever des homards… alors que nous étions toujours étudiants à Augsbourg. L’installation était implantée dans la maison de ma tante, ancienne cave viticole, où un grand garage était disponible. Nous l’avons élaborée de manière à pouvoir en exercer le contrôle à distance. Il y avait toute une série de capteurs qui nous permettaient d’assurer la surveillance et le suivi, de la qualité de l’eau notamment. Grâce à des caméras, nous pouvions voir si un des crustacés était malade, et alerter ma tante en cas de besoin d’intervention. Les écrevisses, une espèce australienne (cherax quadricarinatus), avaient été achetés sur eBay, où on trouve tout ce qu’il faut pour les aquariums. »

« Nous trouvions une jungle tous les mois »

« Les choses se sont très bien passées, tout poussait et grandissait. A chaque fois que nous revenions d’Augsbourg, toutes les trois ou quatre semaines, les jardins débordaient de plantes. Nous partions en laissant de simples semis, et nous trouvions une jungle à notre retour. Nous avons tout essayé, du melon à la tomate, en passant par les cornichons, le basilic, le gingembre, la citronnelle, les laitues… tout en terminant nos masters. En somme, des plantes qui requièrent une température chaude, comme le homard. Il est évidemment important de lier la faune et la flore en fonction de leurs températures de prédilection. La production étant assez réduite, nous avons consommé nous-mêmes notre production de légumes. Mais pas les écrevisses… »

L’adieu aux crustacés

« Nous avons alors élaboré notre premier business plan, qui décrivait une compagnie active dans l’élevage de cherax quadricarinatus et la production de légumes. C’est lors de son élaboration qu’il a fallu constater que le côté crustacé n’était pas rentable, alors que les fruits et légumes, à croissance si rapide, étaient très profitables. Les écrevisses retenues ont un bon prix de vente, mais elles grandissent très lentement: 150 grammes en 9 mois en moyenne. Elles demandent, en outre, de très grandes surfaces d’élevage, de très grands aquariums, pour quelques kilos de marchandise par semaine… Pour une start-up qui n’avait pas encore validé sa technologie, l’investissement n’était pas raisonnable… pour un investisseur non plus d’ailleurs. « 

« Donc, l’expérience nous a guidés vers le poisson. Celui-ci a le grand avantage, à l’inverse des crustacés, de pouvoir être stocké en trois dimensions, puisqu’il nage. Et il n’a pas leur propension au cannibalisme, qui justifie aussi de grandes surfaces et beaucoup d’attention. Nous avons changé notre vision et l’avons recentrée sur la fourniture de fruits et légumes, plus directement rentable. Il s’agissait dès lors d’entretenir le plus de poissons possibles pour produire le plus de denrées possible pour le Luxembourg. Nous avons rédigé pour le ministère de l’Agriculture un projet de ferme verticale dédié à la production conjointe de truites et de laitues. Ni ce légume ni ce poisson n’aime l’eau chaude, ce qui est intéressant au point de vue de la consommation d’énergie. La température du circuit reste en dessous des vingt degrés. « 

Quatorze fois mieux que dans les champs

« Dans le garage de Machtum, nous avons installé un simple conteneur de 16 m2, avec une production de laitues sur quatre niveaux, sous éclairage led. Nous avions deux petites cuves à poissons, l’une avec les bébés truites, l’autre avec les poissons adultes. On aspirait l’eau souillée des poissons pour nourrir les légumes. Cela donnait, dans un bon cycle, une production de 15 kg de laitue par semaine. On les a vendues aux restaurants du coin. Cela peut paraître peu dans l’absolu, mais c’est un rendement extrêmement intéressant pour une aussi petite surface. Dans les champs traditionnels, le rapport est quatorze fois inférieur. »

« Le hic… c’est le coût énergétique d’une telle installation. Les rampes d’éclairage led restent allumées pendant au moins quatorze heures par jour, ce qui constituait un poste important, malgré l’adjonction d’un apport photovoltaïque. L’énergie solaire reste aléatoire, en fonction de la météo. En hiver, l’apport était très faible. Ce projet a fonctionné pendant un an. »

De l’ombre à la lumière

« Nous avons alors décidé de passer d’une structure verticale à une installation horizontale. L’idée était de sortir de ce modèle intérieur fermé et de pouvoir profiter du soleil, qui est fondamentalement gratuit. C’est ainsi que nous avons mis sur pied notre installation de Greiveldange, en août 2022. Elle est co-financée par le ministère de l’Economie. C’est un projet pilote de deux ans, pour un montant de 350.000 euros, qui inclut en partie le matériel et les salaires du personnel. Avec Ben et Manuel, nous sommes trois. J’exerce parallèlement un emploi de chargé de cours, et ne suis donc qu’à temps partiel dans Fësch Haff. « 

« Il ne faut pas considérer notre petit complexe comme un site de production à grande échelle, mais bien comme une unité de recherche. Bien sûr, nous ne jetons pas nos fruits et légumes à la poubelle, mais cette installation est avant tout dédiée à une recherche intensive sur les meilleures adéquations poissons-plantes: quelle espèce d’animal convient le mieux à la culture de quel végétal? Comment évolue la qualité de l’eau? Combien d’heures de travail requiert une telle installation? Quels marchés s’ouvrent à la production? Quelles sont les possibilités d’automatisation, de programmation, de surveillance à distance? »

Manuel Arrillaga (à gauche) et Daryl Fuchs.

Projet avec un data center

« Les connaissances que nous retirerons de cette expérience et les personnels que nous formerons ici pourront être utilisés pour un projet concret de production, où nous ne cultiverons que des laitues, explique Daryl. Pourquoi cette plante? Parce que nous comprenons très bien comment elle se développe. Nous avons bien étudié le cornichon aussi, par exemple, et nous nous rendons compte que chaque modèle a ses spécificités. Quant à l’emplacement de cette unité de production… nous étudions actuellement une collaboration avec un partenaire industriel comme un data center, pour en récupérer de l’énergie. Notre modèle actuel, sous serre, ne permet pas un fonctionnement en hiver. Avec l’apport énergétique d’un data center, la contrainte sera levée: on pourra faire grandir des salades ici, et éviter de les faire venir d’Espagne ou d’ailleurs. C’est un défi encore plus critique aujourd’hui, avec le prix de l’électricité. »

Rotation optimale. Objectif: 400 laitues

Dans une grande partie de la serre de Greiveldange, les laitues se développent, fichées sur des panneaux posés sur un bassin où trempe leur racine. Au fur et à mesure de leur croissance, les plaques sont poussées jusqu’à l’autre bord, où les légumes seront récoltés. Cette rotation répond à un souci d’efficacité de la main d’œuvre. En fonctionnement optimal, l’installation doit fournir 400 laitues par semaine.

Dans leurs réservoirs, les poissons – actuellement des carpes – produisent des déjections; ces éléments nutritifs pour les plantes sont pompés vers le grand bassin où l’eau qui les contient est absorbée progressivement par les plantes et purifiée. Le liquide filtré retourne ensuite vers les bacs à poisson, où le cycle continue. La rotation est permanente, et fait que les plantes poussent très vite, en quelques semaines. Les poissons sont actuellement épargnés, faute d’installation agréée pour les tuer et les traiter, ce qui demande son poids d’autorisations et de contrôles. Le jeu n’en vaut pas (encore) la chandelle. 80 kilos de carpes nagent donc encore en toute tranquillité, seulement chargées de produire des nutriments pour les cultures expérimentales…

Les poissons échappent, en outre, à la consommation traditionnelle d’antibiotiques, qui détruiraient immanquablement les filtres biologiques du circuit de culture. L’eau est désinfectée simplement grâce à l’adjonction de sels minéraux. Plus l’installation sera grande, plus le nombre de réservoirs à poissons sera élevé, pour pouvoir rapidement isoler tout risque sanitaire.

D’après les calculs de Manuel et Daryl, une exploitation commerciale conjointe poisson-légumes sera envisageable dans les installations de plus de 500 mètres carrés.

Sous la serre expérimentale, peu d’éclairages artificiels, puisque la belle saison arrive. Le toit en plastique gonflable confère une certaine isolation thermique à la structure vitrée.

Une zone importante de la serre est utilisée pour les expériences sur d’autres types de fruits et légumes, et d’autres méthodes de croissance, comme l’aéroponie, qui consiste à maintenir les racines dans une chambre d’aspersion où elles absorbent au maximum les nutriments. Oignons, concombres, melons, menthe, basilic, cresson, tomates, sauge, poivrons… tout est prétexte à expérimentation pour découvrir le (ou les) modèle(s) luxembourgeois idéaux. En l’absence d’insectes avant l’été dans la serre, afin d’assurer la pollinisation, il faut user d’un pinceau pour féconder les plantes qui n’assurent pas la fonction elles-mêmes.

Le bonheur des tomates

Loin des matériaux composites, Daryl a dû s’ouvrir aux plantes et à leur fonctionnement. »Manuel avait les connaissances. C’est lui qui mène toutes les expériences. Moi, je ne savais rien sur le sujet, j’ai dû apprendre. Regardez ces tomates! Nous devrions faire notre première récolte en juin. Quand elles sont heureuses, elles poussent vite! » Comment rend-on une tomate heureuse? « Avec les bons éléments nutritifs. »

Comme pour les plantes, le choix du poisson idéal sera aussi à déterminer. Ce sera forcément un poisson d’eau douce: hors mangrove, les plantes s’accommodent peu de l’eau salée… La truite et l’esturgeon paraissent les plus compatibles. Mais pourquoi pas le tilapia, élevé jadis au pied de la centrale nucléaire de Tihange (Belgique), qui aime l’eau chaude convenant à certaines récoltes… mais a le défaut de n’être pas trop recherché dans les assiettes. « A terme, nous prévoyons même d’étudier la production de saumon au Luxembourg », révèle Daryl, en notant que les élevages actuels souffrent d’une image peu flatteuse, liée à une surexploitation dans des cages et à un emploi abusif de médicaments. Imaginer un modèle « vert » ne manquerait pas d’intérêt commercial… et sanitaire.

Vendeurs de technologie

« A l’origine, notre business plan prévoit le commerce de la technologie que nous aurons mise au point. Nous avons créé notre installation, nous avons développé nous-mêmes les programmes permettant de tout contrôler. Fësch Haff était donc, par essence, un développeur de technologie, pas un cultivateur. Nous vendrons cette technologie et ce savoir-faire à des fermiers désirant se diversifier et s’inscrire dans le projet du ministère de l’Agriculture de développer de nouvelles filières de production agricole. L’idée, c’est qu’un agriculteur nous contacte pour nous dire « j’aimerais installer une serre de 500 mètres carrés pour produire des légumes et des poissons », et que nous puissions lui fournir le nécessaire pour réaliser son projet.

C’est une matière novatrice, personne n’a fait cela avant nous, et le savoir-faire que nous récoltons sera donc une pièce importante de ce package. En Bavière, que nous citions plus tôt, mais aussi aux Pays-Bas, les installations sont surtout hydroponiques: elles ne font pas appel à des poissons et à leurs déjections naturelles, mais plutôt à des engrais, dont la production n’est pas très vertueuses en termes de développement durable. Ici, au Luxembourg, nous sommes des pionniers, et il est important pour nous de développer un modèle vert.

Avec le temps, notre vision a un peu évolué. Quand nous considérons la croissance rapide de notre production, nous nous sentons enclins la développer à des fins commerciales. Nous sommes d’ailleurs, par la force des choses, enregistrés comme entreprise agricole.

Quand le fumier remplace les truites

Dans le foisonnement d’idées qui entoure le fonctionnement de la plantation expérimentale, toutes les pistes sont envisagées. Carpes et truites ne sont pas une contrainte ni une fatalité pour le, ou les modèle(s) étudiés. « Pour le LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology), nous allons étudier la conversion du fumier de vaches en engrais à laitues, pour nous en servir dans nos dispositifs, explique Daryl. Actuellement, il ne peut pas être déversé n’importe où, ni n’importe comment. Cela remplacerait les poissons, et permettrait à nos unités d’être implantées dans des exploitations agricoles pratiquant l’élevage bovin. C’est un petit projet… porteur de très grandes perspectives. Restera, peut-être, à simplifier les autorisations pour l’édification des serres. C’est prévu dans une future loi, et c’est une des raisons pour lesquelles nous allons tester plusieurs modèles de serres. « 

« Nous avons parlé à beaucoup de fermiers, et ils sont généralement demandeurs de moyens de diversification. Cultiver en tout temps des laitues, cornichons ou même melons ne leur déplairait pas. »

Econome en eau, un atout majeur

« Un des grands intérêts de notre technologie, c’est que l’eau tourne en circuit: il y a peu de pertes de liquide. Quand on fertilise un champ, l’engrais pénètre dans les sols, rejoint la nappe phréatique ou les rivières, avec toutes les conséquences néfastes que l’on connaît. Et en été, quand il fait chaud et sec, les cultivateurs auront de moins en moins la faculté d’irriguer leurs champs… avec d’ailleurs les pertes considérables en eau que cela implique. Notre système est water efficient à 90%. Il pourrait permettre au Luxembourg de faire pousser autant de nourriture que ses habitants en ont besoin. »

L’ingénieur, un créatif avant tout

Daryl Fuchs insiste sur le caractère novateur, original et créatif du projet. De sa formation, il veut surtout mettre en exergue l’angle positif. La touche de l’ingénieur? « C’est de mener les recherches adéquates et d’orienter le processus de production pour accoucher d’un modèle commercialement viable. Ce qui nous interpelle, c’est que la formation des ingénieurs, y compris les nôtres, semble se concentrer excessivement sur les problèmes et les contraintes qui y sont liées. Les ingénieurs doivent imaginer des solutions, pas se laisser obnubiler par les problèmes. J’espère que la nouvelle génération qui vient passera son temps à résoudre des problèmes, et pas à en imaginer de nouveaux… dont l’étude appartient plutôt aux scientifiques. »

Une implantation au cœur du Kirchberg

Dans le cadre de la nouvelle zone d’habitation « Kuebebierg », sur le plateau du Kirchberg, à Luxembourg, les deux ingénieurs ont été chargés de mener un projet de culture urbaine. Ils construiront une ferme horizontale de 2000 mètres carrés pour produire des fruits, des légumes, et des poissons.

Certains des systèmes étudiés au Fësch Haff sont très légers et peuvent être placés aisément sur le toit de bâtiments existants. L’Etat subventionne d’ailleurs un projet similaire qui utilise ce type de dispositif sur le toit de l’IFSB à Bettembourg.

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Visite au Fësch Haff: