Gradel et le lightweight : mieux que le rêve d’Icare

Moins de poids, moins d’énergie nécessaire : la transition vers une économie durable passera immanquablement par le recours, là où c’est possible, aux matériaux ultralégers. Le « lightweight, », c’est la nouvelle religion de Gradel, l’entreprise du Triangle Vert à Ellange. Gradel est une société d’engineering qui développe des équipements clé en main pour le nucléaire et le spatial. La société a développé ce nouveau marché stratégique qui est basé sur la conception de pièces aussi légères que résistantes grâce aux fibres à haute résistance mécanique, et à la technique du bobinage filamentaire. Comme l’explique son CEO Claude Maack, le marché est colossal. Gradel a investi énormément en recherche et développement dans cette technologie. Le temps est venu d’attaquer le marché.

Claude Maack, un siège révolutionnaire, et des fibres

Bobinage filamentaire

Gradel a signé en 2018 un contrat de partenariat avec la société Automotive Management Consulting GmbH avec but d’implanter la technologie xFK in 3D dans l’industrie spatiale. « Le lightweight a beaucoup de sens dans ce contexte », note Claude Maack. « J’ai trouvé très vite un accord avec AMC, et a obtenu une exclusivité pour le spatial. Nous recherchions depuis quelques années à aller plus loin dans ce secteur, en participant à la production de pièces vol destinées aux satellites eux-mêmes. Actuellement, nous restons cantonnés à la fabrication d’équipements de sol. »

AMC a initié le procédé innovant nommé xFK in 3D en 2015. Il s’agit d’une technologie de bobinage filamentaire, qui permet de produire des pièces à base de fibres imprégnées en carbone, verre, basalte, ou naturelles, tel que chanvre et lin. C’est une technologie abordable, qui permet d’alléger d’un facteur de 30 à 70% les pièces ainsi produites par rapport aux technologies compétitives tel que print 3D métallique ou structures surfaciques en fibre ou en métal. Nous gagnons à la fois sur le prix et le poids. Il est possible de produire des éléments très rigides, tout en donnant des flexibilités dans des zones limitées, par design (fonction de ressort). D’autant plus il est possible d’intégrer des fonctions en intégrant des pièces hybrides, métalliques ou plastiques, dans le plan de bobinage.

 Le procédé est en voie de qualification pour les applications spatiales dans la première moitié de l’année 2022.

Claude maack

Les fibres sèches sont imprégnées sur une tête de robot 6 axes et sont bobinées autour d’un outil spécifique. L’ensemble rentre par après dans un four à pression atmosphérique afin de polymériser la résine époxy à des températures de 80 à 180 °C selon l’application. Le process ne nécessite donc pas un autoclave, ce qui permet de réduire les coûts de production considérablement.

Les surfaces s’effacent, privilégiant les lignes de force

Au diable l’esthétique !

Dans le hall d’entrée de Gradel, les prototypes s’offrent aux regards. Du siège de voiture de course au petit rover extraterrestre, les tests se multiplient depuis des mois. Dans un laboratoire commun installé à Bascharage par Gradel et le LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology), un robot fabrique toutes ces pièces expérimentales, tel une couturière qui n’aurait qu’un seul fil à tirer pour dessiner une pièce complexe, du début à la fin, sans jamais rompre la fibre.

Les calculs par éléments finis qui ont été adapté au process filamentaire sont évidemment capitaux, ils servent aussi à définir quelles parties d’un élément n’ont pas d’utilité fondamentale, à privilégier une structure qui respecte les lignes de force, et peut s’accommoder de vide partout où c’est possible. Les pièces produites par le robot sont dont physiquement très pures, mais ne sacrifient pas aux canons de l’esthétique, consommatrice en matière. Ce projet de R&D est financé par le LSA (Luxembourg Space Agency) ; il est en voie de qualification pour les applications spatiales dans la première moitié de l’année 2022.

A Bascharage, le robot bobine les prototypes

Design bionique : retirons de la matière

« Le process de bobinage, on essaie de l’implanter en industrie, explique Claude Maack. Or, il est complètement disruptif, il change tous les modèles de calcul et méthodes de fabrication. Il fallait voir la réaction de l’industrie automobile quand les premières pièces de carbone pouvant remplacer les matériaux traditionnels lui ont été présentées : « combien de tests avez-vous faits ? Comment est-ce validé ? Comment est-ce calculé ? Comment ces pièces vont-elles se comporter à la fatigue ? » « Il faut 5 à 7 ans pour implémenter une technologie radicale dans le marché, estime Claude Maack. Les pièces en carbone que l’on trouve aujourd’hui dans la plupart des applications sont des pièces surfaciques. C’est joli, ces couches croisées à plus et moins 45 degrés ! Mais la plus grande partie de la matière n’est pas utilisée par rapport à ses possibilités. A 30% des endroits, elle est utile… mais sur le reste, elle n’est pas sollicitée : retirez-là, c’est pareil. » 

« On peut laisser des trous, mais il faut que la fibre soit orientée dans les directions où les efforts s’impriment. Il s’agit de « design bionique », un peu comme la nature le fait, avec les tendons dans le corps humain, les toiles d’araignées, certaines plantes comme les algues…. Les fibres s’orientent naturellement vers les efforts ; et nous essayons de reproduire cela. Le principe est classique : vous avez un point d’accrochage, un point opposé, et entre les deux vous mettez un effort de traction, de compression, de torsion, de flexion… Une fois soustraits les espaces réservés (parce qu’une autre pièce y passe, par exemple), on doit trouver un schéma pour aller de A à B en transmettant l’effort. On fait des optimisations topologiques sur ordinateur, ce qui nous permet de retirer la matière là-où elle est superflue. Cela donne de drôles de formes, sur lesquelles on essaie d’appliquer un chemin de fibres correspondant aux contraintes de tension. »

La rigidité n’est pas la norme: la fibre se prête aussi à la conception de pièces plus souples

Complètement disruptif

« C’est un  ‘simulation driven process ‘. On procède par simulation, calcul sur ordinateur, en connaissant les caractéristiques des matériaux. On détermine exactement le nombre de fibres que nous devons mettre, et à quel endroit. » Une des vertus de la fibre, c’est de pouvoir envelopper certaines pièces complémentaires qui étaient collées dans les anciens processus de fabrication. La résistance est multipliée par dix, car l’effort passe ainsi par la fibre et non pas exclusivement par la résine.»

« Ce qui est le plus disruptif ? Je diminue le poids des pièces de 30 à 70%… pas 5 ou 10%. Et dans le spatial, où le poids se paie énormément, c’est un tournant majeur. »

« Si mon design parvient à donner une rigidité suffisante au basalte, je peux créer des pièces très légères ayant un Global Warming Potential bien plus avantageux que le carbone.

Claude maack

Claude Maack montre un exemple d’une pièce en titane, produite par Airbus. Poids : 276 grammes. « Une vraie innovation en 2016 avec la première pièce imprimée en 3D avec un design bionique ». Il en saisit une autre : « Cette pièce-ci, fabriquée par AMC, n’est pas aussi jolie que l’autre… Vous voyez bien les fibres… Elle pèse 106 grammes, pour la même rigidité et teneur mécanique, le même effort : moins de la moitié du poids de la précédente ! Cela, c’est clairement disruptif. » Il faut en effet compter 7.000 dollars le kg pour envoyer un satellite en orbite géostationnaire… Dans ce modèle, un gain de poids est immédiatement rentable.

Le choix des fibres : un enjeu de développement durable

Actuellement, on bobine de la fibre de carbone « Mais le futur n’est pas dans le carbone, remarque Claude Maack. Oui, le carbone est recyclable, mais ce qu’on met autour l’est plus difficilement. Donc, nous travaillons sur la fibre de basalte, moins raide. Mais la fibre de carbone a un facteur CO2 huit fois plus grand lors de la fabrication que la fibre de basalte. Donc, si mon design parvient à donner une rigidité suffisante au basalte, j’arrive à créer des pièces très légères ayant un GWP (Global Warming Potential) bien plus avantageux».

On trouve toutes sortes de fibres, avec des qualités diverses, et des vertus variées en matière de durabilité

Aujourd’hui, les fibres doivent être imprégnées de résines époxy difficilement recyclables. Gradel envisage de conduire avec le LIST une étude sur des résines biobasées recyclables. « Le LIST fait des recherches sur des produits bio comme l’huile de noix de cajou et même sur des déchets organiques sur base desquels on peut générer des polymères. Le futur est soudable, réparable et recyclable », sourit Claude Maack

« En travaillant avec les fibres renouvelables, on va s’éloigner progressivement du carbone, prévoit Claude Maack. Le basalte, qui n’est rien d’autre que de la pierre, a un très bel avenir. Il est disponible en quantités industrielles. Il y a aussi la fibre de verre, le chanvre, qu’on cultive, le flax, tiré lui aussi de plantes, du vrai renouvelable. Les deux derniers n’ont pas les mêmes caractéristiques que le basalte et le carbone, mais ils ont leur utilité pour certaines utilisations. » Brutes, les fibres n’ont pas encore toutes leurs qualités, à part en tension ; leurs propriétés s’affirment lors de processus spécifiques, comme la cuisson, et l’adjonction de résines.

Le poids et l’énergie : un rapport essentiel

En prenant un peu de hauteur, on comprend le formidable potentiel du lightweight… et l’intérêt des ingénieurs pour ce secteur. « Le lightweight apporte des réponses concrètes à nos problèmes énergétiques, estime Claude Maack. La population mondiale augmente. Les pays en développement veulent atteindre nos standards de vie. Le besoin global en énergie va donc continuer à s’accroître, au moins jusqu’en 2100. Le changement climatique ne nous attend pas ; il est là. On doit donc faire quelque chose. Même si nous épargnons des ressources primaires, même si nous développons les énergies renouvelables, les besoins ne diminueront pas. Le problème ne se limite pas aux frontières d’un pays ou encore l’Europe, il s’agit bien d’une problématique globale. Mais si vous diminuez de moitié la masse d’une voiture, d’un train, d’un avion, vous avez besoin de la moitié d’énergie pour les mouvoir. Imaginez le gain pour un avion qui monte cinq à six fois par jour à 10.000 mètres : 60% du kérosène sont utilisés lors de l’ascension. Sur la vie de l’avion, et les 60.000 décollages qu’il fera dans sa vie, il y a moyen de gagner énormément de carburant. Dans un avion, il reste énormément de potentiel d’allègement. »

Mais même au sol : un robot, dans une usine, peut faire des mouvements 24h sur 24, sept jours sur sept : si on en diminue la masse, tout en préservant sa robustesse, il pourra se contenter d’un moteur deux fois moins puissant, et deux fois moins glouton. Accélérer, freiner : c’est là qu’on sent la consommation et qu’on peut gagner de l’énergie.

« Le lightweight, c’est le plus petit dénominateur commun de tout ce qui est en mouvement. En plus, si j’arrive à faire une pièce qui pèse 5kg au lieu de 10, j’utiliserai moins de matière, moins de fibre, moins de ressources primaires », surenchérit Claude Maack, qui fait ses calculs : « Il a été estimé que le marché du lightweight devrait connaitre un ordre de grandeur de 275 milliards de dollars par an à l’horizon 2027, avec une croissance annuelle au-delà de 8%.  Mais, soyons clairs, le potentiel est infini : tout doit devenir plus léger ».

La plupart des fabricants de voitures raisonnent encore sur base de l’ancien modèle. Pour pouvoir faire des voitures légères, il faut pourtant revoir toute la conception.

Claude maack

Il existe déjà du béton renforcé avec des fibres au lieu du métal. Mais on sait faire des meubles, des structures complètes avec des fibres.

L’automobile : un gros potentiel, mais des aberrations

« Dans l’automobile, la majorité des voitures électriques nous offrent une démonstration par l’absurde de ce rapport poids/énergie, note Claude Maack. Si chacun avait une voiture électrique aujourd’hui, cela poserait des difficultés pour les charger toutes pendant la nuit. Les réseaux électriques intelligents, ainsi que les solutions nécessaires à leur stabilisation et sécurisation, vont encore mettre du temps avant d’être prêts. Mais il est clair qu’il faut absolument continuer à investir dans des systèmes de production d’électricité qui n’émettent pas de CO2 (tous types de renouvelable, hydro et nucléaire et même du gaz).

La plupart des fabricants de voitures raisonnent encore sur base de l’ancien modèle. Ils prennent une voiture, optimisée localement, qui finit avec un poids de 1300 à 1500 kg, pour ajouter ensuite 500 kg de batterie… et après vous croisez des automobilistes qui baladent deux tonnes ! Et si vous faites une petite voiture qui pèse 800 kg (sans moteur) et qui n’aura besoin que de 300 kg de batteries, c’est déjà mieux. C’est plutôt ça, le futur ! Parce que chaque fois que vous ajoutez un kilo dans une voiture, un train ou un avion, les systèmes annexes comme par exemple les freins doivent être plus gros, le moteur doit être plus puissant… Tout se multiplie dans le bon sens, comme dans le mauvais. Mais pour pouvoir faire des voitures légères, il faut repenser leur conception. Qu’ont fait les fabricants ces soixante dernières années ? Ils ont optimisé les voitures, ajouté des systèmes (airbag, gps, climatisation…), et donc du poids. Ils ont compensé en partie en faisant du lightweigt localement dans des sous-systèmes (dans les freins, le châssis, la carrosserie). Ils ont optimisé chaque élément, oui, mais en gardant la même structure. Regardez les voitures de course du 24 h du Le Mans : rien à voir avec nos véhicules. Il faudrait revoir tout cela, mais cela signifie des investissements lourds en engineering et pour les lignes d’assemblage des années de travail. »

Il ajoute « Nos politiciens seraient bien avisés de résoudre le problème à la racine et de taxer la masse au lieu de la motorisation. L’énergie primaire qui est consommée par un véhicule est directement proportionnelle à sa masse, indépendamment de la motorisation, que ça soit du carburant liquide, de l’hydrogène ou encore de l’électricité, qui est produite aujourd’hui encore à hauteur de 66% par combustion du charbon et du gaz (chiffre de 2019 sur la production d’énergie au niveau mondial) »

Gradel à la croisée des chemins

Nantie de ses milliers d’heures de calcul et de toutes ses expériences, Gradel est aujourd’hui à la croisée des chemins, ce stade où il faut plonger… ou rester sur la rive. « Nous pouvons nous orienter vers tout ce qui est mobilité, estime Claude Maack : voitures, bus, trains, avions, motocyclettes… On peut aussi faire des pièces pour le médical (exosquelettes), des planeurs électriques, des pièces d’architecture, des meubles design…

«  Le futur consistera à faire du léger, pas le plus léger possible, mais le plus léger durable possible.« 

« Nous comptons développer nous-mêmes une production de pièces à haute valeur ajoutée, pour le spatial, l’automobile (hyper cars, supersport cars) au Luxembourg : il  y a des budgets pour cela. Pour les produits de masse, on vendra des machines au marché international. Elles nous feront peut-être rapidement concurrence, mais les besoins sont tellement énormes dans le lightweight !

Nous n’avons pas encore de clients aujourd’hui, vu que nous sommes seulement en phase finale de développement. Une équipe de 10 personnes a été engagée spécialement pour ce projet ; essentiellement des ingénieurs, venus des quatre coins du monde. C’est une véritable start-up, au sein de la société. A partir de janvier, nous louons une surface de 600 mètres carrés où nous installons 3-4 robots, destinées à une production durable avec des fibres minérales ou renouvelables de préférence. Dans le spatial, bien sûr, il y aura encore du carbone, c’est clair, mais le futur consistera à faire du léger, pas le plus léger possible, mais le plus léger durable possible ! Et là, on peut changer le monde. Attention ! Le bobinage n’est pas la solution pour tout. Il constitue peut-être une solution pour 10% des besoins… mais si cette technique prend 10% de 270 milliards, c’est énorme », sourit Claude Maack et il ajoute « nous serons amenés à chercher bientôt des investisseurs pour financer les besoins de croissance ».

Plus d’informations sur le lightweight sur le site internet de Gradel.

Résistance et bobinage: des tests en vidéo

L’explication en vidéo de la fabrication du prototype de baquet de voiture de course.