Davantage de femmes dans les STEM ? « C’est un long chemin, et l’affaire de tous »

Interview de Skerdilajda Zanaj (Gender equality officer à l’Université du Luxembourg)

« Il s’est trouvé des scientifiques, à une époque pas si lointaine, pour affirmer que le cerveau des femmes était plus petit que celui des hommes, et qu’elles étaient donc moins aptes pour les mathématiques ». L’anecdote fait sourire Skerdilajda Zanaj, Gender equality officer à l’Université du Luxembourg, mais elle indique bien le chemin qui reste à parcourir pour qu’on puisse cesser de se préoccuper d’actions positives pour la résorption de l’inégalité des genres dans les études et professions techniques et scientifiques. Si même le milieu scientifique était réfractaire… Encore aujourd’hui, d’ailleurs, il est symptomatique de constater à quel point le travail des femmes peut être exploité par des hommes quand il s’agit de lui donner un écho médiatique.

Skerdilajda Zanaj

La route est longue. D’autant plus longue, selon Skerdilajda Zanaj, que l’équilibre dans le domaine des STEM (science, technology, engineering, and mathematics) est avant tout tributaire de l’éducation des enfants et de la disparition des stéréotypes dès le plus jeune âge. Bref, pour que les filles entrent en plus grand nombre dans les filières scientifiques, et surtout y restent, il y a une évolution importante à accomplir, et elle n’est donc pas de la seule responsabilité des milieux académiques.

Quand, en 2018, la loi a décidé de la création d’un poste de Gender equality officer à l’Université du Luxembourg, Skerdi Zanaj s’est sentie faite pour le poste. Elle a grandi en Albanie jusqu’à 18 ans, avant d’entreprendre des études en Italie puis en Belgique, et de devenir une des pionnières de l’Université du Luxembourg, où elle enseigne l’économie. Elle connaît donc particulièrement bien tous les rouages de l’établissement. « C’est un milieu vraiment international, diversifié comme je n’en connais pas ailleurs », note-t-elle.

Quel est votre rôle en tant que Déléguée à l’Égalité des Genres?

Cette personne a pour charge d’assister le rectorat dans la mise en œuvre des politiques d’égalité des genres. Concrètement, je suis partie d’une page blanche: il n’y avait pas de politique formelle en matière d’égalité. Fidèle à ma qualité de chercheuse, j’ai commencé par lancer une étude très complète vers le personnel; plus de 700 personnes y ont participé. Il s’agissait d’identifier les enjeux à englober dans une politique des genres, autant que les mesures nécessaires à la mettre en œuvre.

Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est qu’il y avait la perception d’un fossé important entre les avantages des hommes et ceux des femmes. Je parle bien de perception. 87% des femmes considéraient être moins bien placées en matière d’encadrement, d’accès aux responsabilités et aux moyens pour accomplir leur travail. J’ai par contre été heureuse de constater qu’il n’y avait pas d’incidence de genre significative en matière de harcèlement.

A la base, j’ai parlé de « perception ». Mais si on croise cela avec les données concrètes, on voit qui détient les responsabilités, qui sont les professeurs titulaires, qui sont les chefs de département… Aujourd’hui, il y a deux  vice-rectrices, et je n’y suis pas pour rien. L’institution était arrivée à maturité et nous avions de bonnes candidates.

Qu’avez-vous mis en œuvre?

Avec mon équipe, nous avons immédiatement organisé un programme de mentorat, pour les jeunes chercheuses ou assistantes; elles ont une mentore, interne ou externe, de préférence professeure titulaire, elles ont du « peer mentoring », réunions où elles peuvent partager leurs impressions. Notre but est de stimuler leur confiance, et de les encourager à poursuivre une carrière. Nous leur montrons des exemples de réussite. Des professeures auxquelles elles peuvent s’identifier, et dont elles peuvent avoir envie de suivre la trace.

Ces dispositifs sont trop récents pour qu’on puisse en évaluer la portée à long terme. Au moins pouvons-nous recueillir les avis des mentorés… qui nous ont accordé une note de 5,8 / 6.

Nous avons aussi créé les « Marie Speyer Excellence Grants ». Ces bourses visent à améliorer les travaux de recherche existants ou à faciliter la mise en place de concepts de recherche innovants. En 2025, jusqu’à quatre chercheuses de l’Université recevront une allocation de 130 000 euros chacune, qu’elles pourront dépenser sur trois ans pour leurs recherches. Pour mémoire, Marie Speyer est une des deux premières femmes doctorantes luxembourgeoises, avec Anne Beffort. Cette dernière donnera aussi son nom à un autre programme, orienté cette fois vers le professorat. Nous désirons attirer ici comme professeures des chercheuses de pointe.

Dans le milieu académique, les femmes restent en minorité à tous les niveaux: postdoc, assistantes, professeur associé, professeur titulaire… Mais c’est globalement le cas dans les pays qui nous entourent. Dans le monde, il y a des nuances. Cela dépend surtout du salaire des professeur(e)s: dans les pays où les profs d’université sont moins bien rémunérés, les hommes se détournent de cette profession, où on trouve plus de femmes.

Il y a aussi des nuances en ce qui concerne les formations médicales, où les femmes sont plus présentes. En Économie, ma branche, comme il y a des mathématiques, on peut s’attendre à trouver moins de femmes… et c’est effectivement le cas.

Qu’en est-il des étudiants?

Cela dépend des filières. Il y en a dans lesquelles les femmes sont déjà relativement absentes au niveau du bachelor. Et, fatalement, moins on trouve de femmes sur la ligne de départ, moins on en trouve à l’arrivée. En général, cette pyramide avec peu de femmes à son sommet est une tendance universelle, pas du tout spécifique au Luxembourg.

Vous parlez de cette tendance comme d’une vérité absolue. C’est une fatalité?

On sait pourquoi cela arrive. Beaucoup d’études indiquent qu’il y a des biais dans le recrutement, dans l’avancement professionnel, dans les financements (les femmes demandent moins et obtiennent moins). Nous faisons beaucoup pour y remédier. Par exemple, même si les rôles dans un couple ont tendance à changer, la femme reste de loin la première absorbée par les enfants et le ménage. On l’a encore constaté lors de la crise du Covid. Les hommes en homeworking étaient plus à l’aise que les femmes parce qu’ils pouvaient se concentrer sur leur travail… alors qu’elles étaient accaparées par leurs tâches professionnelles et privées. Dans nos vies, il y a une fenêtre assez courte où tout s’accumule: études, choix de couple, choix de carrière, prise en charge des enfants… Si la société est organisée de telle manière que vous êtes la deuxième roue de la charrette, tout est compliqué, et de nombreuses femmes abandonnent, et ne font en tout cas pas de plans de carrière.

Que pouvez-vous y faire?

Pour les parents, nous avons déjà mis en place deux dispositifs: si vous êtes un chercheur à l’université du Luxembourg, que vous êtes parent, que vous voulez vous rendre à un congrès, nous payons le voyage à votre enfant pour qu’il vous accompagne, ainsi que les frais de baby-sitting.

Si par contre vous organisez une conférence à Luxembourg, nous avons toute l’infrastructure pour monter une crèche sur le campus. Tous les participants peuvent y faire garder leurs enfants.

Mon grand projet, c’est une association avec un exploitant de crèches pour accueillir les enfants des salariés et des étudiants de l’Université.

Je préside un comité des égalités entre les genres, réunissant des représentants de toute l’université, employés et étudiants

Une fille m’a dit un jour: « Je ne suis pas certaine de vouloir poursuivre un doctorat en Économie: vous êtes le seul professeur féminin dans mon programme d’étude. » Je me dis que si nous avions plus de femmes dans le staff, les filles auraient envie de continuer, de suivre leur exemple, plutôt que chercher éventuellement à intégrer plus vite le marché de l’emploi.

Qu’est-ce qui vous a poussée à embrasser ce rôle? Même si c’est paradoxal, vous ne nierez pas que toutes les femmes ne sont pas préoccupées par l’égalité des genres.

Ce n’est pas faux. Et ce n’est certainement pas une obligation. Je constate moi aussi, par exemple, que toutes les femmes ne sont pas favorables aux quotas de genre. Mon opinion sur ce sujet précis est assez claire, et elle se base sur des faits scientifiques: les études indiquent que cela fait avancer les choses plus rapidement. Dans un monde idéal, sans biais, sans processus orientés, ils seraient inutiles. Mais ce n’est hélas pas le cas. Les quotas restent nécessaires et ils ont prouvé leur utilité.

Je viens d’une famille d’enseignants: une mère biologiste et un père philosophe. Ils auraient aimé que je fasse de la politique. J’ai compris qu’en Albanie c’était particulièrement compliqué pour une femme, sans trop savoir pourquoi. Ils ne m’ont jamais poussée vers des activités en fonction de mon sexe. Il n’y avait pas de notion: « ça, c’est pour les garçons, ça, c’est pour les filles ». Je faisais ce que je voulais. Je jouais au foot, au basket… J’ai toujours été assez éveillée par rapport à la discrimination. J’ai été rapidement membre d’une association féministe, et la défense des minorités m’a toujours stimulée.

Pourtant, les femmes constituent la majorité.

Pas dans les milieux académiques! Et c’est bien le côté ironique ou plutôt absurde: nous constituons une majorité, et pourtant il y a des endroits où on nous laisse à l’écart, parfois pour toujours. J’avais donc un intérêt certain pour la fonction, et je correspondais bien au profil recherché. En plus, je fais des travaux sur la diversité, je participe à des recherches sur les genres.

Qu’avez-vous pensé de la déclaration de Mark Zuckerberg sur la masculinité nécessaire dans les entreprises?

Je ne sais pas trop pourquoi il a adopté cette attitude. On avait l’impression qu’il était piloté par la crainte, lui qui vit dans un milieu familial plutôt féminin. Je ne suis pas sûr, en fait, qu’il aurait dit la même chose après une victoire de Kamala Harris.

Est-ce que cela a d’ailleurs encore du sens de parler d’égalité des genres dans un monde en plein bouleversement, notamment après la nouvelle élection de Donald Trump?

C’est au contraire un encouragement à continuer! Si tout le monde arrête, que se passera-t-il? Qu’adviendra-t-il si on ne peut plus parler de diversité ni faire de recherche sur ce thème? Ce serait un désastre. On donnerait la victoire à Trump et Musk sans combattre. Je veux rester optimiste. L’Europe a des politiques saines et des institutions solides. Bien sûr, les actions de Trump et Musk auront un impact majeur aux USA sur les politiques de diversité et d’inclusion. J’espère bien que nous résisterons! Les chercheurs sont généralement peu enclins à se laisser piloter par des injonctions politiques. Je représente le Luxembourg dans un groupe de recherche sur l’égalité des genres institué par la Commission européenne. Nous continuons bien évidemment nos travaux, plus utiles que jamais.

On dit qu’une équipe diversifiée produit de meilleurs travaux scientifiques. Pouvez-vous le prouver?

Mais, au fond, pouvez-vous me prouver le contraire? Imaginons qu’on affecte des clones parfaits à un projet: tous auront la même opinion, il n’y aura pas de contradiction, pas de pistes alternatives. Il est établi, au contraire, que la diversité est source de créativité, d’innovation, et qu’elle permet d’envisager plusieurs perspectives. Et s’il y a des biais d’analyse, ils sont plus détectables chez des individus dissemblables qu’au sein d’un groupe homogène. La diversité a aussi une incidence sur la communication, puisqu’elle aide à adresser les résultats à des audiences différentes.

Un exemple? On en sait très peu à propos des effets de la ménopause sur le cerveau. Comment est-ce possible? Simplement parce que les médecins concernés étaient pratiquement uniquement des hommes pendant des décennies. Ils n’ont jamais pensé à cela. Donc, oui, la diversité est un atout, et elle est indispensable. Elle n’a pas que des vertus, bien sûr. Elle exige de l’inclusion, et que les coordinateurs soient capables de faire se confronter positivement des points de vue différents.

L’intelligence artificielle constitue-t-elle une aide ou un danger pour l’égalité des genres? Ne risque-t-elle pas d’amplifier les stéréotypes?

L’IA est une arme à double tranchant pour l’égalité des genres : tout dépend de la manière dont elle est développée et utilisée. Une IA bien conçue peut aider à identifier et atténuer les biais inconscients par exemple dans le recrutement et ainsi constituer un outil précieux pour l’égalité des genres. Cependant, si les modèles d’IA apprennent à partir de données existantes, qui reflètent souvent des biais de nos sociétés, ils peuvent alors représenter une menace pour l’égalité des genres. Sans correction de ces biais, l’IA risque de perpétuer et même de renforcer ces stéréotypes. Ainsi, l’impact de l’IA sur l’égalité des genres dépend en fin de compte des choix faits par les développeurs et les décideurs politiques qui encadrent l’IA. Un développement éthique de l’IA, des équipes diversifiées dans le secteur technologique et des audits réguliers des modèles d’IA sont essentiels pour faire de l’IA un levier d’équité plutôt qu’un vecteur de discrimination et d’inégalités.

Pourquoi les statistiques sont-elles si mauvaises dans les filières scientifiques?

Le nombre de femmes qu’on trouve dans les filières STEM (science, technology, engineering, and mathematics) est très variable sur la planète. Il n’est pas fonction de la richesse du pays. Il n’est même pas fonction de l’état d’avancement du pays en matière d’égalité des genres. En Scandinavie, il n’y a pas plus de femmes qui poursuivent des études scientifiques ou techniques. La relation est complexe.

D’aucuns estiment que si les filles ne se retrouvent pas dans ces filières, c’est parce qu’elles sont moins bonnes en mathématiques. Ce préjugé n’a aucun fondement scientifique. J’y vois, moi, un résultat de la socialisation des enfants. Le problème, c’est comment notre société guide les filles à partir de leur naissance. Les différences naissent très vite: telle couleur représente les filles, tel livre est pour les garçons, une fille peut pleurer, pas un garçon… Beaucoup de choses que les parents font auront des conséquences sur le reste de la vie de leur enfant. La société et les enseignants prennent ensuite la relève, plutôt inconsciemment. Le choix d’une voie plutôt qu’une autre a plus à voir avec la socialisation qu’avec les aptitudes. Il faut que nous soyons tous conscients de cela: des changements globaux sont nécessaires pour que cela change. Pas de gros bouleversements, non, mais une approche différente de la part de tout le monde.

Au risque d’une uniformisation ?

Non, je ne veux pas que les filles et les garçons deviennent les mêmes! Les filles sont d’ailleurs très différentes entre elles, comme le sont les garçons. Ce que j’aimerais, c’est qu’aucune fille et aucun garçon ne se sente piégé dans un itinéraire de vie déterminé simplement par son genre. Le reste, c’est affaire de préférences et d’aptitudes. Je ne crois simplement pas qu’il existe des aptitudes inhérentes à des groupes. Pourtant, aujourd’hui, à 18 ans, quand on arrive à l’université, certains choix de filières ont déjà été imposés implicitement par la société.

Avec « Girls in Science », nous agissons au niveau de l’enseignement secondaire pour que les filles comprennent le processus et arrivent à s’en extraire à temps si elles le désirent.

En filières scientifiques, on commence à 28% de filles à l’unif, et on termine avec 8% de professeures. Donc, forcément, il y a des choses à faire, au sein même de l’institution.

Il faut en tout cas que les femmes soient conscientes du problème, puisque cela influe sur leurs choix d’orientation, et qu’elles choisissent en connaissance de cause.