Entretien avec le Prof. Dr Lucien Hoffmann
Si le changement climatique constitue un défi mondial généralement bien documenté, ses implications précises sur notre milieu de vie, ainsi que les mesures locales des phénomènes qu’il génère, font moins souvent l’objet de démonstrations. Le grand mérite du cycle de conférences « Changement climatique et impact sur les ressources naturelles au Luxembourg » (*), qui s’est tenu à notre siège aux mois de mai et juin, a été de mettre le Luxembourg clairement en perspective avec la planète. Le Professeur Dr Lucien Hoffmann, président de la Section des Sciences de l’Institut grand-ducal, Directeur scientifique au Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST), Professeur affilié à l’Université du Luxembourg, a organisé et présenté cet ensemble de conférences. Il revient pour nous sur l’intérêt du cycle et les enjeux de l’adaptation au changement climatique.
Pourquoi ce cycle de conférences ?
Lucien Hoffmann. La pression exercée sur les ressources naturelles, liée aux activités humaines et aggravée par les dérèglements climatiques, entrave le développement durable. Les inondations et les sécheresses comptent aujourd’hui parmi les catastrophes naturelles les plus dévastatrices. Lors de la sécheresse de 2003 en Europe, les pertes économiques se sont élevées à 8,7 milliards d’euros et les dégâts causés par la sécheresse pourraient encore s’accroître avec le réchauffement climatique. À l’autre extrémité du spectre, les inondations dévastatrices en Europe centrale en juillet 2021, ou plus récemment dans les régions de la Méditerranée orientale en septembre 2023, figurent parmi les catastrophes naturelles les plus coûteuses de l’histoire moderne. De plus, les régimes modifiés de crue et de transport de sédiments, notamment en réponse à la régulation des rivières, entraînent des pertes de biodiversité, une érosion côtière et une dégradation à grande échelle des terres agricoles.
L’incapacité de nos sociétés développées à anticiper et à agir face à ces menaces entraînera d’importants défis écohydrologiques et économiques à l’avenir. En fin de compte, l’urgence climatique constitue également un danger pour la paix, le changement climatique exacerbant les risques de conflit existants et pourrait en déclencher de nouveaux.
Ce cycle a donc voulu donner un aperçu sur le changement climatique observé au Luxembourg, son impact en particulier sur les ressources naturelles et montrer des exemples de mesures d’adaptation et d’atténuation mises en place.
« L’urgence climatique constitue également un danger pour la paix, le changement climatique exacerbant les risques de conflits. »
La réalité du réchauffement est-elle une chose acquise aujourd’hui par le public, ou le scientifique doit-il encore l’expliquer, l’étayer ?
L.H. La réalité du changement climatique est une chose acquise aujourd’hui par la très grande majorité des scientifiques et du public. Au sein de la communauté scientifique, l’existence du réchauffement climatique n’est plus mise en doute, pas plus que ses causes, anthropiques. Dans son sixième rapport d’évaluation publié en 2021, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), indique que son origine anthropique est « sans équivoque ». La certitude est aujourd’hui quasi unanime chez les climatologues et le climat fait l’objet de nombreuses recherches, en particulier en ce qui concerne la reconstitution des climats du passé proche ou lointain, le traitement statistique des données actuelles, les prévisions sur le climat futur, le perfectionnement des modélisations en climatologie.
Certaines contre-vérités sur les changements climatiques sèment cependant toujours la confusion. Des campagnes visant à saper la confiance du public dans les sciences du climat ont été mises en évidence, souvent financées et entretenues par des intérêts industriels, politiques et idéologiques, trouvant des relais dans certains médias afin de créer l’impression qu’il existe une grande incertitude autour des données montrant que la planète se réchauffe.
Au Luxembourg, nous avons la chance d’avoir de longues séries de mesures météorologiques qui remontent jusqu’à 1838. Cette longue série de mesures montre clairement l’augmentation de la température dans le pays, surtout ces dernières années avec la décennie la plus chaude enregistrée au cours des 20 dernières années.
Que font la Section des Sciences et le LIST
L.H. Le rôle de la Section des Sciences de l’Institut grand-ducal et du LIST est complémentaire : alors que le LIST produit des résultats de recherche et développe des solutions et technologies pour répondre aux défis sociétaux, une des missions importantes de la Section des Sciences est de diffuser les connaissances à la société et de jouer un rôle d’expert grâce à ses membres multidisciplinaires.
– pour mesurer le réchauffement ?
Au Luxembourg nous avons la chance d’avoir de longues séries de mesures de température et de pluviosité qui remontent à 1854. Ces mesures ont notamment été initiées par François Reuter, professeur à l’Athénée et un des fondateurs de la Section des Sciences. Au début du XXe siècle, un service météorologique officiel a été créé pour la première fois, chargé de gérer et d’entretenir un réseau de plusieurs stations d’observation météorologique. Au milieu du XXe siècle, l’Administration des services techniques de l’agriculture fut chargée de la gestion du réseau d’observation météorologique et hydrologique du Luxembourg. Pendant de nombreuses décennies, ces observations ont été effectuées manuellement par des volontaires au quotidien. Depuis les années 1990, les systèmes de surveillance automatique ont progressivement remplacé les observations manuelles.
Le Grand-Duché de Luxembourg dispose aujourd’hui d’un vaste réseau d’observation (géré notamment par l’ASTA, Meteolux et le LIST) permettant d’identifier et de quantifier la variabilité spatiale des variables météorologiques et hydrologiques. Ce réseau d’observation en temps réel est couplé à un système de prévision des crues et inondations géré par l’Administration de la gestion de l’eau.
Les longues séries d’observations hydrométéorologiques sont des éléments clés pour diagnostiquer toute manifestation potentielle du changement climatique – apportant des repères essentiels à la détermination des effets et enjeux liés à l’évolution du climat.
– pour expliquer le réchauffement ?
La mission de la Section des Sciences de l’Institut grand-ducal est de propager les sciences au Luxembourg en les expliquant à un large public, en réunissant des spécialistes luxembourgeois et étrangers, ainsi que d’assurer un rôle d’expertise et de conseil grâce à ces experts multidisciplinaires. Des cycles comme celui-ci contribuent à partager les résultats de la recherche luxembourgeoise, en proposant des conférences grand public par des experts travaillant dans les institutions de recherche luxembourgeoises et en donnant au public la possibilité d’échanger avec ses experts.
– pour aider à préparer l’inévitable adaptation au réchauffement ?
Incendies, sécheresses, canicules, gel, tempêtes, précipitations intenses, etc., s’intensifient avec le changement climatique. Le changement climatique, en tant que composante du changement global, exacerbe les risques pour l’environnement, la biodiversité et les sociétés, voire en génère de nouveaux. Les évolutions tendancielles du climat, mais aussi l’accroissement de la fréquence et de l’intensité des phénomènes atypiques (vague de chaleur, de froid…), et leurs impacts dans les domaines de l’agriculture, de l’alimentation, de la forêt, de la gestion de l’eau, ainsi que sur la santé végétale, animale et humaine, sont au cœur des travaux du LIST.
Le LIST, grâce à ces compétences multidisciplinaires, a une approche holistique de l’étude du changement climatique et de son impact au niveau régional. Il développe des recherches interdisciplinaires sur les causes et conséquences du changement climatique en combinant des approches d’observation environnementale à long terme, d’expérimentation et de modélisation. Comme organisme de recherche technologique, le LIST contribue, avec ses partenaires et l’ensemble des acteurs publics et privés, à la conception et la mise en œuvre de technologies et de solutions durables nécessaires pour soutenir les transitions écologiques et énergétiques, qui sont compatibles avec les enjeux d’atténuation et d’adaptation au changement climatique et qui intègrent les dimensions de prévention et de gestion des risques.
« Le LIST, grâce à des compétences multidisciplinaires, a une approche holistique de l’étude du changement climatique. »
Lucien Hoffmann
Ne craignez-vous pas, finalement, qu’on soit plus engagés dans une stratégie d’adaptation, qui ne profitera qu’aux plus aisés, plutôt qu’à lutter contre un réchauffement présenté comme inévitable ?
L.H. Les programmes de réduction des gaz à effet de serre sont un élément incontournable en parallèle à la mise en œuvre des stratégies d’adaptation. La technologie jouera dans ces domaines certes un rôle important, mais elle ne constitue pas l’unique réponse aux enjeux actuels et à venir. En effet, nous ne résoudrons pas tout grâce à la technologie. Il est nécessaire d’adapter nos comportements et, pour cela, de considérer l’ensemble des dimensions de la gestion du changement.
Quelle est la responsabilité des scientifiques par rapport à ce péril ?
L.H. La responsabilité des scientifiques, et c’est là aussi une mission importante de la Section des Sciences de l’Institut grand-ducal, est de réconcilier la science et la société, en promouvant une société scientifiquement éclairée et l’application responsable des connaissances scientifiques au profit de l’humanité. La communauté scientifique doit à la société explication et partage des savoirs. Des cycles comme celui-ci participent à cette diffusion de la culture scientifique, de plus en plus importante face aux informations inexactes ou trompeuses sur le changement climatique véhiculées de plus en plus via les médias sociaux.
« La communauté scientifique doit à la société explication et partage des savoirs. »
Lucien Hoffmann
Quel sera le rôle des ingénieurs, par rapport au réchauffement, dans les prochaines décennies ?
L.H. L’ingénierie tient aujourd’hui un rôle majeur pour répondre aux défis lancés par le changement climatique. On a vu, par exemple dans le cadre de ce cycle, que la mise en œuvre de stratégies d’adaptation est devenue le complément incontournable des programmes de réduction des gaz à effet de serre. Parmi les impacts identifiés, les perspectives de modifications des ressources en eau (inondations, sécheresses) apparaissent comme des préoccupations majeures qui appellent des solutions d’adaptation locales.
Par ailleurs, les applications liées aux énergies décarbonées sont très demandeuses de compétences suivies d’autres grandes filières comme :
– les mobilités dites sobres, qui ont recours à des compétences en électricité, mais aussi en urbanisme et aménagement territorial ;
– la construction durable, portée en partie par les plans de rénovation énergétique des bâtiments et l’économie circulaire;
– l’adaptation des territoires au changement climatique, avec la mise en place de solutions pour s’adapter aux conditions météorologiques extrêmes ;
– la décarbonation de l’industrie, dont le plus fort levier sera l’ingénierie énergétique.
« L’ingénierie tient aujourd’hui un rôle majeur pour répondre aux défis lancés par le changement climatique. »
Lucien Hoffmann

Qu’avez-vous appris en préparant ce cycle de conférences ? Quel message avez-vous envie de faire passer ?
L.H. Ce cycle a montré la nécessité d’une approche holistique, réunissant des scientifiques, des pouvoirs publics et les ingénieurs afin de couvrir tous les aspects liés au changement climatique, tout en vulgarisant l’information, depuis
- les mesures continues et à long terme de l’environnement,
- les études scientifiques avec des approches de terrain et expérimentales pour comprendre l’impact du changement climatique sur les ressources naturelles au niveau régional,
- la politique définissant les ambitions pour s’adapter au changement climatique,
- les outils mis en place par les pouvoirs publics, les pratiques développées par les gestionnaires des ressources naturelles, de l’agriculture/de la viticulture/de la sylviculture, les innovations développées par les scientifiques et implémentées par les ingénieurs pour s’adapter au/lutter contre le changement climatique.
(* )Le cycle était organisé conjointement par la Section des Sciences de l’Institut grand-ducal et le Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST), en partenariat avec le Musée national d’histoire naturelle, la Société des naturalistes du Luxembourg et l’association Ingénieurs & Scientifiques, et soutenu financièrement par le Fonds National de la Recherche (FNR).