Laurence Zenner (Creos): comprendre ce qui est complexe et le partager

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Parcours d’ingénieur(e)

Profession ? « Responsable de Creos ». Laurence Zenner (53 ans) n’étale pas titres et biographie. Elle est aujourd’hui CEO de la société nationale de distribution d’électricité et de gaz. Elle a accompli l’essentiel de son parcours professionnel aux CFL, avant d’opter il y a 12 mois pour ce nouveau défi. Creos compte plus de 800 salariés et réalise un chiffre d’affaires nettement supérieur à 400 millions d’euros. La preuve, s’il en fallait, qu’une solide formation d’ingénieur peut mener à tout. « Cette formation d’ingénieure, c’est ma base, c’est indissociable de moi. Je ne la mets pas en avant de prime abord, mais elle a conditionné mon parcours », sourit celle qui évolue aujourd’hui au milieu des financiers, des économistes et des juristes tout en côtoyant des ingénieurs et des techniciens.

Les défis sont de taille pour Creos Luxembourg, alors que la consommation d’électricité est amenée à croître de plus en plus, pour favoriser une consommation d’énergie décarbonée, à grand renfort de pompes à chaleur et de véhicules électriques. Parallèlement, les sources d’approvisionnement fonctionnent de façon plus aléatoire (panneaux photovoltaïques et éoliennes, soumis à la météo) et s’inscrivent dans des réseaux qui doivent être de plus en plus intelligents pour intégrer leurs flux. Le secteur de l’énergie est en pleine transformation… ce qui n’est pas pour déplaire à Laurence Zenner. Rencontre.

Parlez-nous de votre parcours.

J’ai accompli au Centre Universitaire de Luxembourg une année de Math-physique qui m’a permis d’entrer directement en 2e année d’ingénieur civil à l’université de Liège (ULg). Nous étions dispensés de l’examen d’entrée, à part le test d’anglais… dans lequel les Luxembourgeois excellaient. En secondaire, j’avais fait une B classique ; j’aimais autant les maths que les langues. Beaucoup de choses me plaisaient, en fait… mais j’ai dû trancher par élimination, à Pâques, lors de ma terminale. Les sciences appliquées m’attiraient plus que les sciences théoriques. Il me faut du concret ; je maîtrise la théorie, mais je n’aime rien plus que le travail avec les équipes.

Les aspects techniques de la formation ne vous rebutaient pas ?

Mon père travaillait aux CFL. J’ai grandi dans un contexte marqué par le ferroviaire, la technique, la technologie. Il ne m’a pas du tout influencée dans mon choix d’études. Au contraire, même, mes parents étaient un peu dubitatifs par rapport à un métier d’ingénieure qui n’était pas vu comme très féminin. Ils se posaient aussi la question de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Les femmes ingénieures, c’était une denrée rare ?

Quand j’ai commencé mes études en 1990, il y avait des femmes ingénieures… mais pas énormément. Dans ma promotion, nous étions quatre filles sur 30. Et il n’y en avait qu’une seule dans la promotion précédente ! Sans être un choix de prédilection féminin, les études d’ingénieur ont vu le fossé des genres se combler progressivement ensuite. Néanmoins, une prédominance masculine subsiste dans ces filières technologiques, alors qu’on trouve aujourd’hui énormément de femmes architectes.

Notez que la discussion autour des métiers « masculins » ou « féminins » est une chose qui m’épuise. Je n’en ai jamais fait un sujet. Et l’exemple de mon parcours illustre sans doute le fait que c’est une considération très secondaire. Je ne me pose pas la question de savoir si je suis une femme quand je vais rencontrer les équipes, quand on a notre comité de direction, nos conseils, nos réunions. Je représente Creos, et point final. Et avant, j’étais responsable de CFL cargo, où le poids technologique est tout aussi marqué. Ce sont tous des métiers qui requièrent un investissement physique, il faut faire face aux éléments climatiques, ce n’est pas le cocon du bureau… mais le fait qu’on soit une femme ou un homme pour diriger ces entreprises n’a pas d’importance. Je suis au moins autant préoccupée par la diversité, d’origine, de culture, de parcours.

Dans mon parcours, je n’ai jamais eu l’impression qu’on mettait en cause mes compétences par le fait que j’étais une femme.

Laurence Zenner

Le fait d’être une femme a-t-il pu parfois influencer négativement votre carrière ?

Dans mon parcours, je n’ai jamais eu l’impression qu’on mettait en cause mes compétences par le fait que j’étais une femme ; il y avait des moments compliqués… mais je ne les rattachais pas à cela, ma grille de lecture n’était pas celle-là. 

Mon premier job aux CFL, c’était la surveillance du chantier de réfection des façades du siège de l’entreprise, place de la Gare à Luxembourg. La maîtrise d’œuvre incombait à une autre femme, une architecte qui avait à peu près le même âge que moi. J’avais un peu moins d’expérience qu’elle. Nous étions très déterminées, et ça a très bien fonctionné. Avant d’entrer aux CFL, j’avais fait quatre ans dans une entreprise de constructions métalliques. J’étais la seule femme dans une équipe de R&D. Et à part moi, dans l’entreprise, les seules représentantes du sexe féminin, c’étaient des secrétaires et des assistantes, ou quelques employées du service ventes. Cela me paraissait presque « normal » puisque ça correspondait au même ratio de féminisation que pendant mes études. Aux CFL, il y avait des ingénieures industrielles ou techniques, mais je pense que j’étais la première ingénieure civile.

Aux CFL, vous avez franchi toutes les étapes. Quel est votre secret ?

Après la phase « projets », je suis devenue responsable des équipes de maintenance en génie civil et en travaux des voies ferrées. Et là, c’étaient de vraies équipes très masculines ; c’est là qu’on touche le terrain. Il y avait des gens qualifiés, d’autres qui avaient juste fait un parcours scolaire minimum. Cela s’est plutôt bien passé. Alors que je n’avais qu’une trentaine d’années, j’occupais un poste dévolu jusque-là à des ingénieurs-techniciens en fin de carrière. Cela a un peu chamboulé les idées reçues et l’organisation. La bienveillance d’une partie de mes collègues m’a permis de jeter des bases, et ça a fonctionné à merveille.

Dans un parcours professionnel, je conseille de déceler ceux qui sont en votre faveur, et de construire avec eux. Se chercher des alliés avec qui on pourra bien travailler n’a d’ailleurs rien de typiquement féminin : c’est du simple bon sens. En plus, j’ai toujours tendance à voir le verre à moitié plein plutôt que le verre à moitié vide… ce qui n’exclut pas toute ambition. La pensée négative, très peu pour moi.

A terme, je suis devenue responsable du Pôle infrastructures qui regroupait le bureau d’études, l’exécution de projets et la maintenance « Voies et travaux ». Pendant six ans.

Quand l’exploitation des CFL et les installations fixes ont été fusionnées, je suis devenue responsable de la mise en place du nouveau service Gestion Infrastructure, où se planifient les projets. Il s’agit des moyens, des budgets, des ressources humaines et des conditions d’exploitations liées aux travaux. Il y avait un contact assez proche avec le ministère compétent ; on préparait avec lui les projets de loi régissant ces travaux.

Comment pourriez-vous convaincre des jeunes filles de se tourner vers les métiers de l’ingénierie ?

Pour les femmes, le métier d’ingénieure est une très belle profession, qui ouvre des portes un peu partout. Il y a énormément de perspectives. Mon conseil, c’est « Osez ! » Et puis, soyons réalistes : le métier peine aussi à attirer des hommes, comme l’indiquent les tendances de ces dernières années, alors qu’il est plein d’intérêt. Déjà, choisir une profession en pénurie, c’est une solide option sur l’emploi en même temps qu’une palette de métiers. On est devenu une denrée rare et on est recherché par toutes sortes d’entreprises. Les besoins sont énormes, et les métiers se diversifient. Il y a de l’ingénierie un peu partout, jusque dans la finance.

En gravissant les échelons, vous ne vous coupiez pas de votre métier de base ?

Dans ce genre d’exercice, on devient de plus en plus manager ou leader, et on s’occupe moins du métier de base, que j’ai vraiment exercé dans les constructions métalliques. J’ai suivi sur le tard des formations en management ; en la matière, l’essentiel est venu plutôt naturellement, avec l’exercice de mes fonctions. Quoi qu’il en soit, je continuais à évoluer dans des métiers à technicité forte, donc je ne perdais pas vraiment ma facette d’ingénieure. Et il fallait s’imbiber et comprendre le système ferroviaire, qui reste très complexe.

Aujourd’hui, je me sens plus ingénieure que jamais. Je suis, certes, dans un autre secteur, celui de l’énergie. Je m’intéresse aux aspects organisationnels, au travail d’équipe, à la motivation, à la manière de se donner des objectifs et de les atteindre ensemble. Cela, c’est plus du leadership et du management. Mais l’autre aspect, c’est de comprendre les détails de ce que nous faisons. Je pose des questions parfois très détaillées parce que ça m’intéresse, parce que je veux comprendre, parce que quand je discute avec un monteur, ou un chef d’équipe ou un expert en haute tension, je veux être à même de comprendre ce qu’il fait, quelle est la nature exacte de nos travaux.

Votre grand sujet aujourd’hui, c’est le renouvelable ?

Pas seulement. Notre premier objectif, c’est de renforcer les réseaux électriques et de les rendre plus flexibles et plus smart pour le futur. Il ne faut pas oublier notre réseau de gaz, qui devra être transformé pour d’autres formes d’énergie.

Historiquement, on transportait et distribuait de l’énergie qui venait de l’étranger (Allemagne pour l’électricité, Belgique pour le gaz) et on la distribuait. Les volumes de production et de consommation étaient assez prévisibles. Aujourd’hui, on est dans un changement de paradigme. Une partie de l’énergie est produite ici, au moment où les conditions climatiques le rendent possible. C’est plus difficile à maîtriser. En outre, on table de plus en plus sur l’électricité comme énergie principale (tant pour les voitures que le chauffage). Le gouvernement a clairement tracé la voie. Creos exploite d’ailleurs le réseau public de recharge des voitures électriques, et les raccordements de bornes à domicile sont en forte augmentation.

L’installation de photovoltaïque, chez les particuliers et en entreprise, a aussi un impact considérable sur la production.

Quels sont vos grands dossiers ?

Nous avons un grand projet de renforcement des lignes de transport, avec la construction d’une ligne à haute tension entre Aach (D) et Bertrange… mais nous en supprimerons une autre. Nous devons aussi renforcer tout ce qui est moyenne et basse tension. Dans beaucoup de cas, cela se fait en bonne intelligence avec Post et les communes, pour ouvrir les voiries au bon moment. Enfin, nous devons utiliser l’existant encore plus efficacement.  Notre réseau électrique est en bon état, nous travaillons à le renforcer et à le flexibiliser le plus possible.  

N’oublions pas la production d’électricité en mer, pour laquelle le Luxembourg s’est associé à certains projets.

L’hydrogène, c’est du concret ?

Ce n’est plus une utopie, c’est un sujet de développement. Nous participons à plusieurs initiatives. Il y a un projet de transport, HY4Link, une liaison entre la mer du Nord et l’est de la France, via le Luxembourg, pour approvisionner notre pays et le Grand-Est. En Allemagne, nous sommes sur le projet mosaHYc, avec Creos Deutschland. Au Luxembourg, nous avons lancé la réflexion sur un réseau de distribution pour approvisionner les grandes industries au sud du pays.

En ingénierie pure, ce qui me fascine, c’est la complexité de ces sujets et la nécessité de les vulgariser clairement vers le public.

Laurence Zenner

Qu’est-ce qui fait palpiter votre cœur d’ingénieure aujourd’hui ?

Ce qui me fascine dans Creos, c’est l’aspect de service à la communauté. C’est la base de notre métier. Cela rejoint la mission que j’avais aux CFL, finalement. L’aspect « client » est primordial, que ce soit en électricité, en gaz, en hydrogène. Nous sommes là pour aider l’économie, aider la population à pouvoir vivre d’une manière agréable et correcte. En ingénierie pure, ce qui me fascine, c’est la complexité de ces sujets et la nécessité de les vulgariser clairement vers le public, vers les clients. La complexité, nous devons la garder en interne plutôt que l’afficher. Nous sommes là pour faciliter la vie des clients sans, justement, qu’ils aient à se soucier d’une quelconque complexité, de tout ce qui se passe dans les coulisses. Ils ont simplement besoin d’un accès facile à l’énergie.

Quel est votre apport personnel dans Creos ?

C’est l’organisation du travail en équipe, qui vise à mettre le client au centre du jeu. Je mise beaucoup sur la transversalité au sein de notre société. Chacun fait partie d’un ensemble, un peu comme une pièce de montre suisse. Chaque maillon dans la chaîne est essentiel. Pouvoir véhiculer cette notion, pouvoir valoriser chaque personne qui participe à l’accomplissement de notre mission, c’est la pierre que j’essaie d’apporter à l’édifice.

Quand on est ingénieure, on comprend mieux comment un système humain fonctionne ?

Difficile d’être catégorique. Je pense, effectivement, qu’on a la capacité de comprendre des interactions complexes et, en bonne ingénieure, de les traduire. Il ne faut pas rester dans la fascination de la complexité, il faut arriver à en faire quelque chose de compréhensible pour les clients.

Quelle est la plus grande réussite de votre carrière ?

J’en ai connu plusieurs. En général, ce qu’ils ont eu en commun, c’est d’avoir été capable de fédérer des gens autour de sujets et d’arriver à construire des équipes, de différents horizons, avec des cultures différentes. C’est ce que je m’emploie à faire au sein de Creos. En particulier, je suis contente d’avoir réussi, pour les CFL, l’acquisition de locomotives interopérables (les MS3 de Bombardier, devenu Alsthom), qui sont aujourd’hui en service. Quand je suis partie, elles étaient sur le point d’être homologuées, un dossier dans lequel je m’étais fort investie. Nous voulions une locomotive capable de sortir du Luxembourg par toutes les lignes ferroviaires et d’aller jusqu’en Pologne. C’est désormais possible, sans changement de machine. L’offre au client est donc unique et simplifiée, comme l’organisation que nous avions également transformée pour offrir des services de bout en bout. L’outil informatique est aussi homogène. C’était un changement énorme, lié à un gros investissement. J’en assume en partie la maternité.

Vous avez connu des échecs ?

Des blocages, oui. De gros échecs, pas vraiment. Pour éviter d’aller dans le mur, on arrive toujours à trouver un autre chemin, s’il le faut. On peut se tromper de voie en lançant un projet ; il faut juste éviter de s’obstiner si la voie n’est pas la bonne.

Quelles sont vos valeurs ?

Le respect, le team spirit et l’exemplarité. Si nous demandons aux gens de s’engager, il faut être les premiers à montrer l’exemple.

En savoir plus

  • Pour en savoir plus sur Creos et ses activités, visiter le site web de la société.
  • La configuration des réseaux du futur, chère à Laurence Zenner, est plus particulièrement illustrée par le projet “Living Lab”. Ce projet sera développé dans le village de Cruchten, où 14 ménages, équipés de 15 véhicules électriques, 12 pompes à chaleur, 11 installations photovoltaïques et 4 batteries de stockage, participeront à simuler le réseau électrique du futur. L’objectif principal est d’évaluer l’impact de l’électrification de la mobilité et du chauffage, ainsi que le développement des installations photovoltaïques sur le réseau basse tension.