Sur des sites de production de plus en plus automatisés, ArcelorMittal accueille depuis peu un singulier auxiliaire, improbable chaînon entre l’humain et la machine : un robot à quatre pattes baptisé Scrappy, animé par l’intelligence artificielle. L’automate est utilisé sur le terrain par les équipes de recherche et développement pour accomplir des tâches de mesure, de surveillance et de contrôle surtout ponctuelles. Il est le proche cousin d’un robot de surveillance qui avait été fort remarqué aux abords de la résidence floridienne de Donald Trump.
Rencontre avec un de ses “dresseurs” au Luxembourg, Bastien Caspani, coordinateur de la partie digitale pour le centre de recherche des produits longs d’ArcelorMittal, à Esch-sur-Alzette. Ce centre de recherche fait partie de la R & D mondiale du groupe ArcelorMittal. Ici, on est plus spécialement orienté sur l’appui aux produits longs, notamment ceux fabriqués par les usines luxembourgeoises. Une cinquantaine de chercheurs sont à l’œuvre. « Formé à l’Université de Bourgogne, j’ai rejoint la recherche et développement il y a déjà 7 ans, explique Bastien Caspani. Ma formation, c’est la digitalisation, la vision artificielle, la robotique. »
L’acquisition de ce robot répond à votre volonté ?
Oui, c’est une démarche de ma part. Dès 2019, nous avons travaillé sur des robots industriels six axes (Fanuc), les robots avec un bras articulé que l’on voit beaucoup dans l’industrie. Nous en avons acquis pour faire du marquage ou de la mesure et de la traçabilité, mais aussi de la découpe et de la soudure. Nous en avons une demi-douzaine au Luxembourg.
Nous avons développé pour eux des solutions d’intelligence artificielle. Grâce à des capteurs 3D, les robots peuvent prendre des décisions pour trouver les contours du produit et faire un ébavurage des contours, par exemple. Le fait que les différentes palplanches ont des géométries très différentes n’est plus un obstacle. La partie de traitement d’image et de traitement d’intelligence artificielle qu’on avait faite, c’était pour s’adapter à toutes les palplanches sans avoir à écrire un programme spécifique pour chacune.
Le développement de la robotique mobile était une suite logique aux progrès de l’intelligence artificielle qu’on avait réalisés sur ces robots « standard ». Nous avons donc effectué une étude de marché, en 2022. Ce type de robot est très utilisé dans l’industrie nucléaire et dans les secteurs pétrolier et gazier.
Quel était votre besoin précis ?
Le besoin, c’est de développer des solutions mobiles pour des instrumentations qu’on développe depuis 50 ans : des mesures thermiques, des contrôles soniques… Il existe par exemple un traitement sonore sur le bruit émis par les cages de laminage qui permet de déceler s’il y a un défaut de fonctionnement.
Quant aux mesures thermiques, il y a un intérêt à pouvoir suivre la température des pièces tout au long du processus. Ici, au Luxembourg, ce sont des laminages à chaud qui sont effectués. Le produit passe par plusieurs cages, pour arriver à sa forme finale. Il faut à chaque fois qu’il y ait la bonne température, au risque de corrompre les propriétés du produit, élasticité ou résistance par exemple.
On ne mesurait pas ces paramètres précédemment ?
Si, bien sûr. Il y a des instruments de mesure thermique sur toute la partie de production. En plus de cela, pour affiner les développements, nous sommes amenés à faire des campagnes de mesure ponctuelles et ciblées, sur certaines phases, à certains endroits, pour le développement de nouvelles qualités d’acier. Dans ce cas-là, on n’a pas besoin de faire une installation dédiée, et une solution mobile prouve toute son utilité. Il peut s’agir de lever un doute à un endroit, ou d’essayer quelque chose de nouveau.
Cela nous aide à caler nos modèles de physique. Nous travaillons beaucoup sur la corrélation entre les chutes de température et les propriétés mécaniques finales. C’est un domaine complexe. Nous avons dans notre centre de recherches une équipe de métallographie avec un microscope à balayage qui est utilisé pour vérifier la microstructure de nos aciers. Quand, d’un point de vue extérieur, vous contemplez un produit long et très volumineux, comme une poutrelle, nous on arrive à le voir à l’échelle atomique pour nous assurer de son contenu.
Pour la partie sonique, il existe diverses utilisations « simples ». Avec un micro, on écoute le bruit des machines, un four électrique ou des cylindres, et grâce à une analyse avancée du son, nous pouvons détecter des comportements de la machine ou même du produit en cours de laminage. Typiquement, cela aide à la prévention des casses de cylindres ou à l’automatisation du charbon moussant dans les fours électriques.
Comment avez-vous choisi ce modèle à quatre pattes ?
Plusieurs robots étaient en lice. Celui de Boston Dynamics nous a donné la meilleure satisfaction. C’est un robot standard, de base, qui a été produit à plus de 1500 unités. Il est fort utilisé dans le nucléaire pour des mesures radioactives, dans des environnements où on n’a pas vraiment envie d’envoyer un humain. La santé et la sécurité restent notre priorité et la robotique mobile est également un atout dans ce domaine. Dans la même philosophie, il peut servir dans des applications de secourisme et recherche de personnes. L’armée l’emploie également. Il a une heure trente d’autonomie, et la recharge d’une batterie est inférieure à cet intervalle. On peut donc le faire tourner presque en continu avec deux batteries.
Une de ses applications, c’est le scan en trois dimensions, pour modéliser les installations. Cette mesure tridimensionnelle est utilisée pour faire des jumeaux numériques de nos usines, un travail qui peut être fort utile en cas de transformation des installations. Nous avons ainsi scanné une partie de l’usine d’Olaberria (Espagne) et le Hall 6 d’Esch-Belval.
Plusieurs exemplaires sont en service ?
Nous en avons un seul exemplaire, depuis 2023. Il a coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Le prix d’achat de Scrappy représente en fait peu de chose par rapport aux logiciels et au matériel dont on veut le doter pour s’appuyer sur lui à des fins spécifiques. En tant que tel, il n’a d’autres fonctionnalités que sa motricité et ses facultés de navigation. Nous l’avons doté de capteurs 3D Leica pour la mesure tridimensionnelle, de caméras thermiques, d’une caméra TPZ (Tilt Pan Zoom), qui dispose d’un objectif orientable capable de zoomer jusqu’à 30 fois, et d’un microphone. Il y a aussi donc un lidar, un système de mesure 3D, avec des technologies radar. Nous souhaitons aussi le doter de capteurs pour faire des mesures de gaz et détecter les fuites d’air comprimé.
Il est dirigé depuis un centre de contrôle ?
Scrappy peut soit être piloté au moyen d’une télécommande, soit évoluer en autonomie partielle ou totale, grâce à l’intelligence artificielle. Le robot évolue dans un réseau local sans fil (similaire à du WiFi en 5 gigahertz et 2,4 gigahertz). Il a son propre réseau, connecté à notre réseau ArcelorMittal pour remonter les informations. Dans ce cas-là on peut savoir en temps réel où se trouve le robot et ce qu’il fait, et il peut envoyer des données en temps réel, par exemple l’image thermique de l’installation, ou la vérification de la température d’un moteur ou d’un cylindre. On reçoit les données, le son et l’image.
S’il traverse une zone qui ne serait pas couverte par du réseau, il va pouvoir continuer en entière autonomie, finir sa mission, prendre des photos, faire des mesures et revenir à son point de départ, à sa station de recharge. À ce moment, il pourra restituer toutes les informations enregistrées. Il est doté d’une connexion 5G. Il n’a pas besoin de GPS. Ses capacités lui permettent d’évoluer à l’extérieur mais également dans les espaces fermés.
Quand il approche d’un humain, que fait-il ?
Dans tous les cas, s’il s’approche d’un humain ou d’un objet mobile ou d’un véhicule, il va s’arrêter. Il est censé attendre que la personne ou l’autre élément s’éloigne. Mais on peut aussi le programmer pour qu’immédiatement ou au bout d’un certain laps de temps il choisisse de contourner l’obstacle. On peut aussi demander l’avis à un opérateur distant. Est-ce qu’on continue ou est-ce qu’il vaut mieux revenir sur nos pas ? La partie sécurité est très importante, et c’est aussi pour cela que ce robot-là a été choisi. Il répond à tous les standards de sécurité, et il est doté un bouton d’arrêt d’urgence.
D’après l’analyse des risques que nous avons faite ici, le risque principal serait la chute du robot. Il faut donc sélectionner les endroits où il va évoluer. En tout cas, grâce à sa gestion de mobilité et à ses quatre pattes, il peut évoluer dans des terrains accidentés, ou sur les escaliers que nous avons dans nos usines. Caractéristique fort utile : il peut fonctionner sur des surfaces graisseuses ou huileuses tout en conservant sa mobilité. En principe, il doit toujours avoir deux pattes en contact avec le sol, mais dans le cas où le sol est vraiment trop glissant, il passe dans un mode requérant le contact de trois pattes simultanément, ce qui lui confère plus de stabilité.
Vous avez dû acheter des logiciels particuliers à la société qui vous l’a fourni ?
Non, nous développons nos solutions en interne. Il y a, de base, un système d’exploitation sur le robot, Ros (Robot Operating System). C’est un système standard et open source, que la NASA utilise notamment. Nous avons ajouté divers logiciels. Par exemple, un programme de reconnaissance qui permet la classification des mitrailles destinées au four électrique, qui constituent notre matière première au Luxembourg. Le volume de mitraille qui est réceptionné par jour est considérable et il peut y avoir des éléments qui ne sont pas forcément très gros, mais qui peuvent contrarier le traitement et abîmer les fours en explosant. Des bonbonnes de gaz qui auraient échappé aux contrôles, ou des corps creux, par exemple, qui contiennent de l’eau, incompatible avec le métal en fusion. La mitraille est rangée selon sa qualité. Différents types de mélanges sont possibles quand on fait une charge, et il faut donc que le tri soit parfait. Scrappy peut déceler des anomalies.
Plus largement, nous avons coordonné un groupe de travail au niveau mondial avec les différents segments de production et les équipes de recherche, au Canada, aux États-Unis, au Brésil, en Inde et en Europe, pour la mise en commun des développements sur ce type de robot et la recherche de solutions.
Quel est votre objectif précis d’utilisation de Scrappy ? À terme, il ne va pas tout faire…
La mitraille constitue clairement un cas d’usage intéressant ; les mesures thermiques également, comme les inspections de maintenance (surveillance du régime moteur, contrôle de jauge…). Il a beaucoup de capacités, ce robot, et il peut aller à des endroits peu accessibles où, par sécurité, nous évitons d’envoyer des ouvriers, pour vérifier des niveaux d’huile ou de pression, et relever un certain nombre d’indicateurs. Il fait cela très bien, de façon autonome.
Chaque usine va pouvoir identifier les différents cas d’usage et évaluer l’intérêt d’acquérir un tel robot. Scrappy nous permet de faire des essais assez rapidement sur n’importe quel site pour valider une utilisation. S’il y a achat, il faut organiser l’intégration complète de la machine, en prévoyant la maintenance, la formation des personnels…
On utilise aussi des drones dans nos usines. On pourra les faire travailler sous la conduite du chien robot. Comme ils ont un temps de vol assez limité, il les lancerait quand il a besoin de compléter ses mesures propres. Nous avons d’ailleurs développé ici une gamme de mesures tridimensionnelles aériennes, pour les parcs à mitraille. La première est celle du contenu du camion de livraison. Mais une fois déversée, la ferraille peut présenter un tout autre aspect. Il y a intérêt à recalculer les volumes et à scanner les contenus. Et c’est là que les automates bien programmés ont toute leur utilité.
C’est pour cela que vous l’avez baptisé Scrappy ?
La ferraille, son terrain de prédilection, se dit « scrap » en anglais. Nous avons fait un sondage parmi les chercheurs du centre d’Esch-sur-Alzette, et c’est le nom qui a émergé. Mais Scrappy est déjà le nom d’un chien… pour les initiés : le cousin de Scooby-Doo, personnage de dessin animé.
Vous avez des concurrents qui se servent d’un système identique?
Oui, ils utilisent le même engin ou des robots similaires d’autres marques.
Finalement, qu’est-ce que Scrappy a de plus qu’un être humain ?
Il peut aller dans des endroits où il n’y aurait pas d’atmosphère, là où un humain risquerait l’asphyxie. Il peut évoluer dans des espaces confinés comme des souterrains, aller dans des cuves ou d’autres endroits pour faire des mesures de type CO ou CO2 pour déterminer si l’air est respirable. Mais, pas plus que l’être humain, il ne peut tolérer des chaleurs extrêmes. Sa vitesse est comparable à celle de l’homme : 5,8 km/h en pointe.
Quelles sont ses faiblesses ?
Il faut changer très souvent sa batterie (1h30 d’autonomie). Mais surtout, il n’a pas de bras. Donc, il ne peut pas intervenir, il n’est là que pour l’inspection et les mesures. Il ne peut pas ouvrir une porte, non plus. S’il fallait utiliser un robot en intervention, il faudrait plutôt un bipède ou un automate sur roues doté d’un bras motorisé, que nous étudions actuellement.




- Scrappy est coiffé par un scanner 3D Leica qui permet de numériser son environnement à 360 degrés. C’est ce qui permet de faire les mesures pour constituer les jumeaux numériques des sites de production.
- Il est doté d’un module de transmission WiFi/5G et d’un microphone (absents sur les photos)
- À l’avant, une caméra orientable dotée d’un puissant zoom lui permet des identifications visuelles et une caméra thermique réalise les mesures de température.
- En dessous d’elles, un lidar, appareil de mesure laser, très utile pour la télémétrie.
Scrappy peut être doté d’un nombre infini de capteurs… mais il ne peut pas les porter tous en même temps.
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